Les chemins de la bête
offert. Arnaud de Viancourt l’ignorait. Tous
devaient l’ignorer.
— L’avenir, en effet. La succession de Benoît... si
nous ne pouvions la retarder, comme nous nous y acharnons depuis des semaines.
— Avons-nous l’espoir qu’une intervention de notre part
incline le cours des choses ?
— L’espoir ? Mais l’espoir ne nous quitte jamais,
mon frère. Il est notre force. Cela étant, ce n’est pas seulement d’espoir dont
nous avons aujourd’hui besoin, mais de la certitude que le projet du roi
Philippe IV n’aboutira pas. Si ses conseillers parviennent, comme je le
redoute, à faire élire un fantoche au Vatican, ils auront les coudées franches
et s’attaqueront ensuite à ceux qu’ils ne peuvent contrôler comme ils le
souhaitent. L’ordre du Temple et nous, puisque nous passons pour la meute de
garde de la papauté. Une meute très fortunée, et vous savez comme moi le
colossal besoin d’argent du roi.
— Le Temple est, en ce cas, en première ligne, remarqua
le chevalier de Leone. Son extrême puissance est devenue sa vulnérabilité. Ils
brassent trop de richesse, s’attirant des convoitises. Leur système de dépôts
et de transferts financiers récupérables à l’autre bout de la terre a tant
facilité les choses. Les croisés et les pèlerins ne craignent plus de se faire
dérober au cours de leur périple. Ajoutez à cela les dons et aumônes qui
affluent vers eux de tout l’Occident.
— Nous en bénéficions aussi, et je vous rappelle que
nous sommes sans doute tout aussi riches qu’eux, rectifia Arnaud de Viancourt.
— Certes, mais on reproche au Temple son arrogance, ses
privilèges, sa fortune voire sa paresse et son manque de charité. Or, nous
sommes épargnés par ces critiques... Il n’est plus efficace étincelle d’un
braiser que la jalousie et l’envie.
— De là à croire, ou plutôt à faire accroire, que cet
argent fructifie à leur propre profit et qu’ils détiennent maintenant un
véritable trésor... Vous êtes-vous interrogé, Francesco, sur les raisons qui
ont poussé Philippe le Bel à retirer la gestion du trésor royal des mains du
Temple de Paris en 1295 pour la confier aux banquiers italiens ?
— Il pouvait plus aisément se défaire de ses dettes
vis-à-vis de ces derniers en les faisant arrêter et en confisquant leurs biens.
La même stratégie eut été très risquée avec les templiers.
— C’est exact. Pourtant, étrangement le roi a permis à
ces mêmes templiers de lever des impôts il y a deux ans. N’est-ce pas chose
incohérente ?
— Mesure qui, ajoutée aux rumeurs qui circulent sur le
Temple, a provoqué la colère du peuple. (Les bribes éparses semées par le
prieur s’assemblèrent dans l’esprit de Leone.) Il s’agit donc d’un plan de très
long terme conçu par le roi dans le but de discréditer définitivement l’ordre.
— Voilà l’étincelle que vous évoquiez tout à l’heure.
Le prieur laissa mourir sa phrase dans un souffle. La
perspective de leur sort le hantait depuis si longtemps. Francesco de Leone la
termina pour lui :
— Ainsi, le brasier couve déjà... Un embrasement
arrangerait tant le roi de France, d’autant que les autres souverains d’Europe
ne seront pas non plus fâchés de cette occasion de renforcer leur pouvoir
vis-à-vis de l’Église. La défaite d’Acre ne fera qu’attiser l’incendie.
L’argument sera facile : pourquoi tant d’argent et de puissance si le seul
résultat des ordres guerriers est la perte de la Terre sainte ? En d’autres
termes, il ne nous faut compter sur aucune aide extérieure. Elle ne nous sera
offerte que si les autres monarques viennent à renifler une hypothétique
défaite de Philippe le Bel. Ils se rangeraient alors en troupeau du côté du
pape.
— Étrange monologue à deux voix que notre discussion,
mon frère, remarqua le prieur. Se peut-il que nous pressentions l’avenir,
puisque nous le décrivons avec des mots semblables ? (Une subite tristesse
crispa son visage gris.) Je suis vieux, Francesco. Je compte chaque jour les
choses que je ne puis plus tenter. Tant d’années... Tant d’années de guerres,
de croisades, de mort et de sang. Tant d’années d’obéissance et de privations.
Pourquoi ?
— Douteriez-vous de votre engagement, de la sincérité
de notre ordre, de notre mission... ou pis, de votre foi ?
— Que nenni, mon frère, et certainement ni de notre
ordre ni de ma foi. Je doute simplement de
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