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Les chemins de la bête

Les chemins de la bête

Titel: Les chemins de la bête Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Andrea H. Japp
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dans
l’eau glaciale du profond bassin, les frôlements contre ses mollets des
poissons que des générations d’obscurité avaient rendus aveugles, n’allégèrent
pas le malaise qui l’habitait depuis le réveil.
    Lorsqu’il rejoignit le prieur, qui faisait également office
de grand commandeur, à la chapelle, le jour se levait à peine.
    Arnaud de Viancourt, petit homme fluet, gris cendre et sans
âge, se tourna vers lui en souriant et croisa les mains sur sa robe de bure
noire.
    — Sortons, mon frère, allons profiter de ces quelques
heures de relative fraîcheur, proposa-t-il.
    Francesco de Leone acquiesça d’un signe de tête, certain que
la clémence de l’aube ne justifiait pas la proposition de l’homme frêle. Ce
dernier redoutait les espions que Lusignan avait placés partout, peut-être même
dans leur ordre.
    Ils marchèrent quelques minutes, la tête baissée, la capuche
relevée. Leone suivit Arnaud de Viancourt jusqu’aux épaisses murailles. Ses
liens avec Guillaume de Villaret, leur actuel grand maître, s’expliquaient par
la loyauté qui liait les deux hommes, mais également par leur complémentarité
intellectuelle. Toutefois, le prieur ignorait que cette confiance mutuelle
possédait des limites. Si Guillaume de Villaret  – tout comme son neveu et
probable successeur Foulques de Villaret  – connaissait les craintes, les
espoirs et les mobiles de son grand commandeur, l’inverse était inexact.
    Arnaud de Viancourt s’immobilisa, observa les alentours,
vérifiant sans hâte leur solitude.
    — Entendez-vous les cigales, mon frère ? Elles se
réveillent avec nous. Quelle belle obstination que la leur, n’est-ce pas ?
Savent-elles seulement pourquoi elles produisent ce chant ? Certes pas.
Les cigales ne discutent pas ce qu’il leur échoit.
    — Alors, je suis une cigale.
    — Comme nous tous en ces lieux.
    Francesco patienta. Le prieur était coutumier de ces
métaphores, de ces préambules. L’esprit d’Arnaud de Viancourt lui faisait
l’effet d’un gigantesque échiquier mondial, dont les pièces, sans cesse
mouvantes, n’obéissaient jamais aux mêmes règles. Il semait des fils si
enchevêtrés qu’on en perdait les extrémités. Pourtant, ils se démêlaient
soudain pour former une boucle à la rigoureuse perfection.
    Le prieur lâcha d’un ton presque détaché, comme s’il
réfléchissait à haute voix :
    — Boniface VIII*, notre regretté saint-père, était du
bois dont on fait les empereurs. Il rêvait d’imposer une théocratie
pontificale, un empire chrétien unifié sous sa seule autorité...
    Leone perçut l’habile critique. Boniface avait été un homme
de fer peu enclin au dialogue, son intransigeance lui attirant nombre de
critiques, même au sein de l’Église.
    — ... Son successeur, Nicolas Boccasini, notre pape
Benoît XI*, lui ressemble peu. Sans doute est-il le plus étonné d’avoir été
élu. Vous avouerai-je, mon frère, que nous redoutons pour sa vie ? Il a
habilement pardonné Philippe le Bel pour sa tentative d’attentat contre son
prédécesseur.
    L’idée que la vie de Benoît fût menacée emplit le chevalier
d’une angoisse sourde. Le nouveau pape, la pureté de sa vision, son angélisme
même, était une pièce maîtresse du combat millénaire dans lequel s’était impliqué
Leone. Pourtant il patienta, attendant la suite. À son habitude, le prieur
avançait à pas comptés. Il reprit :
    — Il... il a été porté à notre connaissance que Benoît
avait l’intention d’excommunier Guillaume de Nogaret*, l’ombre persistante du
souverain, qui n’a été mêlé à cette abomination que par accident, bien qu’une
légende coure selon laquelle Nogaret aurait insulté Boniface. Quoi qu’il en
soit, il faut à Benoît faire un geste, punir quelqu’un. Une totale absolution
porterait préjudice au pouvoir papal déjà branlant. (Il soupira avant de
poursuivre :) Le roi Philippe n’est pas dupe, et il ne s’arrêtera pas là.
Il a besoin d’un pape qui lui obéisse et le fera élire s’il est besoin. Il ne
peut plus tolérer ce contre-pouvoir qui le gêne dans ses entreprises. Si donc
nos craintes étaient fondées, si les jours du souverain pontife étaient
menacés, sa succession représenterait une terrible incertitude, pour ne pas
dire un grand danger pour nous. Nous sommes en première ligne, au même titre
que l’ordre du Temple. Je radote, vous le savez aussi bien que moi.
    Francesco de Leone

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