Les chemins de la bête
leva le visage vers le ciel. Les
dernières étoiles disparaissaient. Se pouvait-il que l’on menaçât la vie du
nouveau pape ? Le prieur dévia à nouveau :
— Ne sont-elles pas merveilleuses ? On pourrait
craindre qu’elles disparaissent un jour à tout jamais. Pourtant, chaque nuit,
elles nous reviennent, perçant les ténèbres les plus absolues.
Arnaud de Viancourt considéra quelques instants le chevalier
silencieux. Il ne cessait de l’étonner. Leone aurait pu devenir pilier de la
langue d’Italie, c’est-à-dire, entre autres, grand amiral de la flotte
hospitalière ou peut-être même grand maître de leur ordre. La noblesse du sang
qui coulait dans ses veines, sa valeur, son intelligence l’y prédisposaient.
Pourtant, il avait décliné ces honneurs et ces si pesantes responsabilités.
Pourquoi ? Certainement pas par peur de n’être pas à la hauteur de cette
charge, encore moins par immaturité. Peut-être, au fond, par orgueil. Un doux
et pur orgueil qui lui faisait souhaiter donner sa vie pour sa foi. Un
impitoyable et redoutable orgueil qui le convainquait qu’il était seul capable
de mener sa mission jusqu’au bout.
Le vieil homme détailla à nouveau son frère. Il était assez
grand. Ses traits fins mais bien dessinés, ses cheveux blond moyen et ses yeux
d’un bleu sombre trahissaient ses origines d’Italien du Nord. Ses belles lèvres
charnues auraient pu évoquer la licence, pourtant son absolue continence
charnelle, un impératif de leur ordre, ne faisait aucun doute dans l’esprit du
prieur. Surtout, ce qui étonnait ce dernier était l’extrême versatilité de cet
esprit brillant, une puissance qui parfois l’effrayait. Il existait derrière ce
haut front pâle un univers dont nul ne possédait les clefs.
La crainte avait envahi Leone. Que deviendrait sa quête sans
le soutien confidentiel, pour ne pas dire clandestin, du souverain
pontife ? Il sentit que le long silence de son supérieur exigeait une
réponse.
— Vos soupçons quant à cette... menace pesant sur notre
saint-père ont-ils nom Nogaret ou Philippe ?
— Il est bien ardu de distinguer les deux. Des
critiques se propagent : on ne sait plus trop qui de Philippe ou de ses
conseillers — Nogaret, Pons d’Aumelas, Enguerran de Marigny et d’autres
– gouvernent la France. Que mes paroles ne vous égarent pas. Philippe est
un être inflexible, froid, dont la dureté est connue. Cela étant, et pour
répondre à votre question, non. Le roi Philippe est bien trop certain de sa
légitimité pour s’abaisser à un crime de sang contre le représentant de Dieu en
ce monde. Selon nous, il procéderait ainsi qu’il l’a tenté avec Boniface, en
exigeant sa déposition. Nogaret ? J’en doute. Il est homme de foi et de
loi. D’autant que s’il ourdissait quelque stratagème de cette nature sans l’aval
de son souverain, il devrait se résoudre à perpétrer, ou plutôt à faire
perpétrer, un crime sournois, et je ne le vois pas commettre l’abomination de
l’enherbement [19] ,
le pire des crimes de sang. En revanche... (Arnaud de Viancourt ponctua son
hésitation d’un petit geste nerveux de la main) en revanche, un acolyte trop
zélé pourrait interpréter leur désir, le devancer.
— C’est bien souvent le cas, approuva Leone, que cette
perspective remplissait d’effroi.
— Hum...
— Il s’agirait donc de se rapprocher du pape afin de
veiller sur sa vie ? Je la défendrais de la mienne, sans hésitation.
Au moment où il prononçait cette phrase, le chevalier eut la
certitude que le monologue du prieur le conduisait ailleurs. Ce dernier le fixa
avec un chagrin si perceptible que Leone sut qu’il avait vu juste.
— Mon ami, mon frère, vous savez comme il est
difficile, pour ne pas dire impossible, de contrer cette épouvante, et en
avons-nous encore le temps ? Alors certes, la vie de Benoît est notre
priorité actuelle... Deux de nos plus vaillants frères se sont rapprochés de
lui, l’entourent de leur constante vigilance, traquent les toxicatores [20] . Mais si... s’il venait à
trépasser... notre douleur ne devrait pas nous faire oublier l’avenir...
Leone acheva sa phrase, prononçant des mots pénibles dont,
pourtant, il comprenait toute la justesse :
— ... qu’il nous faut d’ores et déjà préparer afin
qu’il ne soit pas néfaste à la chrétienté.
Cette remarque valait également pour la mission sacrée à
laquelle il s’était tout entier
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