Les chemins de la bête
de la ville de sa naissance. Il
n’était plus de nulle part et se sentait si étranger dans cette immense
citadelle récupérée après la débâcle de Saint-Jean-d’Acre en 1291, à l’issue
d’un âpre combat mené par les chevaliers du Temple* et ceux de l’Hôpital. Le
grand maître du premier — Guillaume de Beau-jeu – avait trépassé,
quant à Jean de Villiers, grand maître du second, il s’en était fallu d’un
souffle que ses blessures ne l’achèvent. Sept hospitaliers et dix templiers
seulement avaient survécu au siège et à la bataille qui signait la fin de
l’Orient chrétien.
Les templiers avaient, pour la plupart, rejoint l’Occident.
Quant aux hospitaliers, leur retraite précipitée à Chypre s’était faite contre
l’opposition prudente d’Henri II de Lusignan, roi de l’île, qui les avait
autorisés, du bout des lèvres, à s’installer dans la ville de Limassol, située
sur la côte méridionale. Le souverain s’inquiétait de ce qui pouvait vite se
transformer en État dans l’État, les deux ordres ne dépendant que de l’autorité
papale. Lusignan leur avait imposé d’interminables restrictions. Ainsi leur
nombre sur l’île ne devrait-il jamais dépasser soixante-dix chevaliers
accompagnés de leurs serviteurs. Pas un de plus. Un excellent moyen de limiter
leur expansion et surtout leur pouvoir. Les chevaliers du Christ avaient dû
s’incliner en attendant période plus faste. Peu importait. Chypre ne serait
qu’une étape, une sorte de trêve qui leur permettrait de reprendre des forces,
de se regrouper avant de reconquérir la Terre sainte. Car le berceau de Notre
Seigneur ne pouvait rester aux mains des infidèles. Guillaume de Villaret,
successeur de son frère comme grand maître en 1296, l’avait pressenti, et son
regard se tournait vers Rhodes, nouveau havre pour son ordre.
Un frisson d’exaltation, de délectation aussi secoua
Francesco de Leone lorsqu’il s’imagina avançant vers le Saint-Sépulcre,
construit à l’emplacement du jardin de Joseph d’Arimathie. C’était sous
l’église, dans la crypte, que la mère de Constantin avait découvert la Croix.
Il se laisserait tomber lourdement à genoux sur les dalles
tiédies par le désert qui faisait rage à l’extérieur. Il se vit tendre la main,
oser à peine frôler les lanières d’une sandale. Sa vie pour ce geste. C’était
ce que le chevalier offrait avec passion et infiniment d’humilité.
L’heure était encore lointaine. Tant d’heures la
précéderaient, tant de jours, de mois, peut-être d’années. Tant de choses
devaient se réaliser jusque-là.
S’était-il fourvoyé ? Avait-il perdu un peu de la
pureté de sa foi ? Au fond, ne finissait-il pas par prendre quelque goût
aux jeux d’ombre et aux calculs des puissants qu’il était censé déjouer ?
Il se leva. En dépit de sa relative jeunesse, il avait
l’impression d’être millénaire. L’âme humaine n’avait presque plus de secrets
pour lui. Il en avait conçu quelques rares mais magnifiques éblouissements, et
une infinité d’abattements, voire de dégoûts. Aimer les hommes pour l’amour du
Christ lui semblait parfois si utopique. Cependant, cette fêlure était de
celles qu’il valait mieux taire. D’autant que sa mission n’était pas les
hommes, sa mission, ses missions étaient Lui. L’indicible griserie du sacrifice
portait Francesco de Leone dans les moments les plus sombres.
Il sortit sans bruit de l’aile qui abritait les cellules et
le dortoir. Une fois dehors, il passa ses sandales et traversa l’immense cour
carrée en direction du bâtiment réservé aux soins, planté en son centre.
Il dévala les marches qui menaient à la morgue située sous
l’hôpital. On allongeait dans cette cave de taille modeste les cadavres en
attente de tombe, leur décomposition étant accélérée par la touffeur ambiante.
Elle était vide ce petit matin-là, non que la présence d’un mort eut affecté le
chevalier. Il avait vu tant de morts, il avait avancé parmi eux, les enjambant,
les retournant parfois pour chercher un visage, du sang jusqu’aux chevilles. Au
fond de la cave, une porte basse conduisait vers le vivier aux carpes creusé à
même le granit de la roche. Outre la subsistance des résidents de la citadelle,
l’élevage, inspiré d’une méthode chinoise millénaire, était profitable puisque
l’on nourrissait les carpes des déjections de volailles. Ses ablutions
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