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Les chemins de la bête

Les chemins de la bête

Titel: Les chemins de la bête Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Andrea H. Japp
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intelligents et qu’ils ont oublié la
peur.
    Un silence faussement complice s’installa entre les deux
hommes pendant qu’une soubrette allait quérir le vin. Leone jaugeait son
vis-à-vis. Il ne lui fallut que quelques secondes pour sentir que Capella était
resté ce qu’il était : un fourbe avide que seule sa lâcheté retenait
parfois du pire. Une comparaison lui vint à l’esprit : un vilain
carnassier tapi, un peu apeuré, mais prêt à sauter à la gorge de son adversaire
au moindre signe de faiblesse. La possibilité de rédemption ne se répartit pas
également entre les êtres, car certains ne la souhaitent pas.
    Francesco dégusta une gorgée puis reposa la coupe d’argent
enlaidie par un excès de ciselures et de pierres fines. Il tira de son surcot [36] d’épais lin la lettre rédigée par le
grand maître, qu’il tendit au Lombard. Lorsque ce dernier fit sauter le sceau,
qu’il en parcourut les premières lignes, il sentit un étourdissement le gagner.
Il murmura :
    — Mon Dieu...
    Il jeta un regard éperdu à Leone, qui l’encouragea d’un
signe de tête à poursuivre sa lecture.
    Jamais Capella n’aurait cru voir ressurgir un jour cet
assassin souvenir, un souvenir vieux de près de quinze ans. Il avait assez payé
pour cela, dans tous les sens du terme.
    Une goutte tiède, puis une autre, tomba sur sa main. Il
lâcha le vélin qui glissa sur le sol de marbre de Carrara acheminé à grands
frais de sa ville d’origine.
    S’était-il aperçu qu’il pleurait ? Leone n’en était pas
certain.
    Francesco de Leone attendit. Il connaissait la teneur de
cette missive, de ce chantage plus exactement. Toutes les armes, avait précisé
le prieur, mettant lui-même en pratique cette stratégie d’outrance.
    Après tout, que lui importait le chagrin de l’usurier, que
lui importaient ses souvenirs. Tant d’êtres étaient morts par sa faute.
    Giotto Capella murmura dans un souffle :
    — C’est une monstruosité.
    — Pourquoi ? Parce qu’elle est exacte ?
    L’autre posa un regard de noyé sur le chevalier et
balbutia :
    — Pourquoi ? Parce qu’il y a si longtemps... parce
que j’ai enduré le supplice des coupables, le pire qu’il soit, celui que l’on
s’inflige à soi-même. Parce que j’ai tant œuvré pour mériter le pardon...
    — Pour mériter l’oubli, plutôt. Nous n’oublions jamais
et nous n’avons pas pardonné. Quant au supplice des coupables, il me ferait
sourire si je n’étais que soldat. Qui a permis aux Mameluks d’envahir la ville
d’Acre après plus d’un mois de siège ? Le sultan Al-Ashraf Khalîl
piétinait devant les murailles avec ses soixante-dix mille cavaliers et ses
cent cinquante mille piétons venus d’Égypte et de Syrie. La défense de la
citadelle Saint-Jean fut héroïque... De l’autre côté des murailles ne se trouvaient
que quinze mille combattants chrétiens... Ils se sont battus comme des lions, à
un contre quinze. Les mineurs du sultan ont attaqué les points sensibles de
l’enceinte, par groupes de mille hommes, ils ont creusé les débouches d’égout
et la fosse des bouchers... avec une rare pertinence.
    Leone s’interrompit, détailla l’homme pantelant qui
s’accrochait des deux mains aux rebords de sa table de travail. L’autre tenta
de se justifier d’une voix presque inaudible :
    — Les négociations avaient abouti... Al-Ashraf avait
accepté de faire évacuer la citadelle d’Acre si ses défenseurs abandonnaient
tous leurs biens sur place.
    — Allons... le roi Henri ne pouvait accepter si
complète, si déshonorante reddition. De surcroît, les défenseurs de la
citadelle ont pu juger ensuite de la fiabilité des promesses du sultan,
rétorqua Leone d’une voix douce, son regard bleu marine ne lâchant pas le
banquier. Le 15 mai, la Neuve Tour offerte par la comtesse de Blois
s’effondrait, sapée par le travail de taupe des mineurs. Al-Ashraf donna alors
sa parole de permettre aux défaits d’évacuer, surtout les femmes et les
enfants. Pourtant ses Mameluks, sitôt dans la place, profanèrent la chapelle et
violèrent les femmes. Le reste fut un massacre : les dominicains, les
franciscains, les clarisses... une légion de femmes et d’enfants raflés avant
d’être vendus sur les marchés d’esclaves... Le saccage ne faisait que
commencer. Presque tous sont morts, mes frères hospitaliers, les chevaliers du
Temple, de Saint-Lazare et de Saint-Thomas. Il n’est resté qu’une

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