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Les chemins de la bête

Les chemins de la bête

Titel: Les chemins de la bête Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Andrea H. Japp
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moins
leur famille.
    La bordeleuse ne le lâchait pas des yeux, intimidée par son
allure mais poussée par la faim et la peur des jours sans le sou. Il s’arrêta
et la détailla.
    Il poursuivait cette femme, toujours la même, le long du
déambulatoire d’une église, toujours la même. Voulait-il l’abattre,
cherchait-il à la protéger contre d’invisibles ennemis ? Il avait prié
pour que la dernière hypothèse soit véritable. Cependant, il ne parvenait
toujours pas à s’en persuader.
    L’infinie misère des femmes, leur éblouissante faiblesse. Sa
mère et sa sœur enfante, égorgées comme des agnelles, laissées à pourrir là, en
plein soleil, leurs plaies béantes grouillantes de mouches. Il ferma les yeux
quelques instants. Lorsqu’il les rouvrit, la fille lui souriait. Pathétique
sourire d’une laissée-pour-compte qui cherchait l’argent de son repas et de sa
nuit. Rien n’était séduisant ni engageant, dans cet étirement de lèvres
fiévreuses. Pourtant, elle essayait de le convaincre, à défaut de le séduire.
    Il tira de sa bourse cinq deniers tournois* d’argent, une
manne pour une pauvresse, et s’avança vers elle :
    — Ma sœur, mange un peu et repose-toi.
    Elle fixa les pièces qu’il venait de déposer au creux de sa
paume en hochant la tête en signe de dénégation.
    Lorsqu’elle releva le visage vers lui, des sillons humides
zébraient la peau couleur cendre de ses joues.
    — Je ne... Mais viens, je suis douce et docile, et je
ne suis pas malade, je te le promets... Je ne...
    — Chut, repose-toi.
    — Mais... Que puis-je...
    — Prie pour moi.
    Il tourna les talons, s’écartant vivement, l’abandonnant en
larmes, si soulagée et si dévastée.
    Pour elle. Pour sa mère et pour sa sœur. Pour toutes celles
sur lesquelles aucun homme ne veillait. Pour le Christ et son immense amour des
femmes. Un amour que de misérables pantins bafouaient depuis si longtemps.
Impies, des impies déguisés en docteurs de la foi.
    Giotto Capella... Il y avait si longtemps, en une terre
écrasée de soleil, le chevalier aurait donné sa vie pour le tuer. N’ignorant
que peu de chose de l’enfance de Francesco de Leone, Arnaud de Viancourt, le
prieur, avait hésité avant de prononcer le nom de leur « accidentel et
involontaire intermédiaire ». Il l’avait enfin murmuré, guettant la
réaction de son frère, et s’était justifié de lui imposer pareille épreuve en
lui rappelant à nouveau les menaces qui pesaient sur eux.
    L’immeuble, achevé quelques mois plus tôt, propriété de
Giotto Capella, originaire de Crema, petite ville lombarde située au sud-est de
Milan, dominait de ses belles pierres blanches la rue de Bucy. Les fenêtres de
son troisième étage ouvraient sur la Seine et le Louvre. C’était du reste la
raison de son choix. Être proche du pouvoir, donc des plus gros emprunteurs,
tout en restant adossé à la frontière de Paris, l’humeur des puissants à
l’égard des pourvoyeurs de deniers étant volage. Eux-mêmes, les Lombards,
qu’ils fussent ou non originaires de cette province puisque le terme désignait
tous les usuriers italiens, mais également les banquiers juifs, en avaient fait
la triste expérience peu avant. Au fond, l’incohérence de ce siècle vis-à-vis
de l’usure aurait pu distraire Giotto  – homme de quelque culture  –,
pour qui l’argent était un moyen, et surtout un but et une passion. Comment
pouvait-on espérer que des marchands prêtent de l’argent à des inconnus sans en
retirer un bénéfice ? Balivernes ! L’interdiction d’usure avait bon
dos. Il suffisait aux rois et aux nobles d’emprunter, puis d’expulser les
banquiers, de confisquer leurs biens en brandissant la religion comme alibi. On
leur avait assez rebattu les oreilles d’un verset bien accommodant de
l’Évangile qui recommandait de prêter sans rien en attendre. Ainsi les
débiteurs se dégageaient-ils de leurs créanciers, intérêts et principal. Quel
enfantillage de leur part. Les créances ne disparaissent jamais pour qui sait
les négocier. Elles sont toujours remboursables, que cela soit contre espèces
sonnantes ou contre avantages plus occultes.
    Giotto Capella reposa son verre de vin tiédi aux épices,
l’une des rares gourmandises qu’il se concédait, en dépit de la goutte qui lui
vrillait le pied et l’immobilisait de plus en plus souvent. Le chevalier
hospitalier patientait depuis quelques minutes dans son

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