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Les chemins de la bête

Les chemins de la bête

Titel: Les chemins de la bête Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Andrea H. Japp
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ombre se coula derrière les piliers de la petite
chapelle dans un gémissement d’étoffe indisciplinée. Frère Bernard dînait en
compagnie d’Agnès, le temps était compté entre les services.
    Mabile n’était pas mécontente d’elle. La dame de Souarcy lui
ayant indiqué qu’elle souhaitait remercier son bon chapelain, la servante avait
préparé un vrai repas de fête. Six services, rien de moins. Après la mise en
bouche composée d’une assiette de fruits frais dont l’acidité était propice à
favoriser la digestion, était venu un potage au lait d’amande. Pour le
troisième service, la servante s’était décidée en faveur de cailles en broche
avivées d’une sauce de poivre noir. Cette insupportable Agnès de Souarcy
faisait tant de manières de table que les petits volatiles requéreraient d’elle
un long effort. Frère Bernard, à n’en point douter, l’imiterait, donnant ainsi
un peu de temps à Mabile pour passer à l’attaque. Il était jeune et bien
tourné, et la tonsure lui donnait l’air en permanence étonné et jovial. Mabile
se serait volontiers laissée aller à la séduction. Jusque-là, ses prudentes
tentatives s’étaient soldées par un échec. Avait-il conçu quelque tendresse
inavouable pour la dame de Souarcy ? Cette pensée fit saliver Mabile.
Eudes de Larnay serait heureux d’une telle nouvelle. Il se montrerait un peu
tendre et surtout généreux pour l’en remercier. L’humeur de la fille
s’assombrit aussitôt. Heureux ? Certes pas. Satisfait mais fou de rage,
plutôt. Il lui faisait parfois peur. Souvent. Il y avait une telle haine en
lui, une telle consumation. On eut dit que tout ce qui touchait Agnès le
vrillait en dedans. Il s’acharnait contre elle sans retirer aucun apaisement de
ses projets de vengeance. Et pourtant, Mabile l’aidait, mieux, elle anticipait
ses désirs de carnage. Elle ignorait au juste pour quelle raison. Aimait-elle
son maître ? Sans doute pas. Elle désirait qu’il s’affale sur son ventre,
qu’il la prenne comme une catin ou comme une dame, au gré de son envie. Elle
aimait lorsque parfois, après l’amour, il murmurait avant de sombrer dans le
sommeil : « Agnès, ma douce. » Il ne pensait alors pas à
elle ? Quelle erreur. Elle était sa seule Agnès et il devait s’en
contenter. Mabile refoula les larmes de fureur qui lui montaient aux yeux. Un
jour... Un jour elle aurait tiré assez d’argent de son bon maître pour partir,
sans lui accorder un seul regret. Elle s’établirait dans une ville comme
orfraiseuse [45] .
Elle était patiente et habile. Finalement... La fable d’une faiblesse d’Agnès
pour son chapelain lui plaisait assez puisqu’elle était de nature à abîmer la
réputation de la bâtarde et à blesser son maître. L’aigreur de Mabile s’envola
aussitôt, remplacée par une jubilation mauvaise.
    Le registre dans lequel étaient consignés les naissances et
les décès du manoir devait se trouver dans la petite sacristie attenante.
Mabile s’y faufila sans hésitation. La rage la secoua. Il lui plaisait d’être
l’artisan de la ruine d’Agnès. Elle y trouvait une consolation au mal qui la
dévorait : l’envie. Selon elle, si l’on devait s’accommoder de l’état
naturel des choses qui prescrit que les manants s’échinent au labeur pendant
que les seigneurs font vœu de les protéger, des transfuges comme Agnès étaient
intolérables. Elle avait fui sa condition grâce à un mariage. Bâtarde, Agnès
n’était qu’une bâtarde, fille de suivante, comme Mabile. Pourquoi elle ?
Si le vieux comte Robert n’avait craint les foudres de l’au-delà, qu’il
pressentait à mesure que s’amenuisait son temps, il ne l’eut pas reconnue. Il
avait assez dispersé sa semence dans les masures et les fermes de son domaine.
Pourquoi Agnès ? Pourquoi Mabile, née d’une union consacrée et de
condition plus enviable que bon nombre puisque son père était un ongles-bleus [46] de Nogent-le-Rotrou, obtiendrait-elle
moins qu’une bâtarde, même noble ? La détestation qu’elle ressentait pour
la dame de Souarcy lui donnait parfois des vertiges. Même si Eudes de Larnay ne
l’avait rétribuée pour ses quotidiennes trahisons, elle l’aurait servi.
    Le gros registre était posé sur un lutrin de bois. Mabile le
feuilleta à la hâte, remontant le temps jusqu’en l’année 1294, naissance de
cette verrue de Clément qui l’épiait sans vergogne. Elle déchiffra les

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