Les chemins de la bête
colonnes
noircies d’une grosse écriture, celle du précédent chapelain, décédé si l’on en
croyait les lettres plus élégantes qui poursuivaient le registre, à la minuit
du 16 janvier 1295. Mabile se souvint de cet hiver meurtrier. Elle était encore
enfante. Enfin, son index s’arrêta sur la mention qu’elle cherchait : Clément,
fils posthume de Sybille, né le 28 décembre 1294 à la nuit.
Vite, les cailles ne dureraient pas éternellement. Elle
devait être revenue en cuisine pour accompagner Adeline lorsqu’elle servirait
l’entremets, un bien classique mais délicat blanc-manger au lait de chèvre. La
desserte serait un nougat noir fait de miel bouilli, de noix de l’année
précédente et d’épices, le tout réduit ensemble. Quant à l’issue, elle avait
préparé un vin d’hypocras, mélange de vin rouge et blanc sucré de miel, odorant
de cannelle et de gingembre.
Elle referma le volume et se précipita en cuisine, arguant
devant l’œil étonné d’Adeline que la chaleur du soir l’alourdissait tant
qu’elle avait dû se rafraîchir à l’air du dehors.
— C’est qu’ils ont terminé l’troisième service, protesta
faiblement l’adolescente. J’savais que faire.
— Asseoir la desserte sur un tranchoir [47] fin, et verser l’hypocras dans la
carafe afin qu’il respire, idiote ! Et madame Agnès exige que chacun ait
son tranchoir, ne l’oublie pas... Nous ne sommes pas chez les gueux... Toujours
répéter la même chose, quelle lassitude ! siffla Mabile.
Adeline baissa la tête. Elle avait tant l’habitude de se
faire tancer par l’autre qu’elle l’entendait à peine.
La conversation allait bon train dans la grande salle.
Mabile évalua la distance qui séparait sa maîtresse du chapelain, se demandant
s’ils ne s’étaient pas un peu rapprochés l’un de l’autre. Agnès semblait
détendue. Pourtant, son malaise avait été palpable lors de la visite de son
demi-frère. La servante traîna un peu de l’oreille dans l’espoir de surprendre
une bribe compromettante, mais l’échange qui avait lieu ne valait pas rapport à
son maître :
— Je ne comprends guère comment la castration pourrait
guérir de la lèpre, des hernies et de la goutte, argumentait Agnès. Ce sont là
affections bien différentes, et l’on sait que les pauvres lépreux qui l’ont
subie en la maladrerie de Chartagne, aux abords de Mortagne, ne s’en sont pas
trouvés mieux.
— Je ne suis pas expert en science médicale, madame,
mais je crois avoir compris que des humeurs semblables seraient en jeu dans ces
pathologies.
La bonne humeur constante de frère Bernard le prédisposait
davantage aux choses plaisantes. Aussi abandonna-t-il les goutteux et les
lépreux pour s’extasier à nouveau sur les cailles qu’il venait de déguster.
Mabile regagna les cuisines. Une insistante charade
l’occupait depuis un moment. Pourquoi le patronyme de cette Sybille, l’ancienne
demoiselle de sa maîtresse, ne figurait-il pas sur le registre ?
N’avait-elle pas été enterrée chrétiennement ? Sa tombe surmontée d’une
croix avait été creusée en bordure du lopin réservé aux serviteurs qui jouxtait
le cimetière des seigneurs, de leurs épouses et de leur descendance. Quelques
Souarcy avaient été enterrés sous les dalles de la chapelle mais, faute de
place, il avait fallu consacrer trois ares de terre déboisée à une bonne
centaine de toises de la chapelle. En dépit de son animosité envers Agnès,
Mabile reconnaissait que les seigneurs de Souarcy avaient toujours réservé un
sort digne aux dépouilles de leurs gens. Pas comme tant d’autres qui
refoulaient les défunts au charnier communal lorsque nulle famille ne les
réclamait. Au demeurant, Eudes de Larnay ne s’embarrassait pas de ce genre de
sensibilité avec sa domesticité. Elle secoua la tête d’exaspération.
Qu’avait-elle à faire de la mansuétude de la dame de Souarcy ! Là n’était
pas sa mission. Une question lui traversa l’esprit : la bordure qui avait
accueilli le corps de la mère de Clément était-elle en terre consacrée ?
Il lui faudrait se renseigner. Que Sybille fût fille-mère n’étonnait pas
Mabile. Il s’agissait d’un aléa fréquent pour les filles destinées au service.
Elles se retrouvaient grosses d’un fruit malvenu et leur alternative était
limpide : l’avortement, bien souvent suivi du décès de la mère, ou une
grossesse menée à terme dans la discrétion,
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