Les chemins de la bête
Elle déposa le panier sur la table, juste en
face, grimaçant sous la gêne que lui occasionnait son épaule toujours
endolorie. Des figues. De magnifiques figues mûres à souhait. Nicolas Boccasini
en avait été si friand, avant de devenir Benoît.
La réunion de l’après-midi commença en retard, puisqu’il
fallut réveiller le camerlingue Benedetti. Il était livide et des vertiges lui
faisaient tourner la tête. Quant à son élocution difficile, elle étonna
l’assistance, venant d’un homme dont le talent oratoire était réputé. Pourtant,
le pape écoutait avec attention les conseils de son camerlingue. Honorius était
sans doute le seul véritable ami qui se soit porté vers lui depuis son
élection. Il lui en était d’autant plus reconnaissant que le prélat n’avait pas
caché son admiration pour Boniface VIII. Benoît admettait volontiers qu’il
n’avait ni l’autorité ni les manières jupitériennes de son prédécesseur. Il
n’avait pas non plus la même vision impériale pour l’Église, cet homme qui
sentait les larmes lui venir aux paupières à l’évocation du supplice du Christ
et de la fuite de Marie. Aussi le soutien sans faille du camerlingue lui
avait-il d’abord été précieux, pour lui devenir cher.
Le pape était inquiet. L’excommunication de Guillaume de
Nogaret allait fortement déplaire au roi de France. Pourtant, il fallait
abattre le poing sur la table. Une absence de sanction trahirait la crainte
qu’il avait de cet implacable souverain, et pouvait leur faire perdre un peu
plus de leur influence politique. Honorius Benedetti l’avait convaincu :
attaquer Philippe le Bel directement risquait de se révéler suicidaire. En
revanche, Nogaret faisait un acceptable bouc émissaire. Benoît écouta ses
conseillers les uns après les autres, dégustant ses figues. Il était si
soucieux qu’elles lui parurent âcres, et qu’il n’en tira pas le petit bonheur
qu’elles lui procuraient d’habitude.
Palais du Louvre, alentours de Paris, appartements
de Guillaume de Nogaret, juillet 1304
Ils quittèrent la rue de Bucy peu après none.
Suivant Giotto Capella à deux pas pour indiquer sa position
subalterne, le chevalier Francesco de Leone baissait la tête.
Les travaux de construction du palais de l’île de la Cité, souhaité
par Saint Louis, n’ayant pas encore commencé, tous les pouvoirs de l’État
étaient encore abrités par la rébarbative citadelle du Louvre, située juste
derrière la frontière de la capitale, non loin de la porte Saint-Honoré. On s’y
tassait comme on pouvait dans ce qui n’était toujours que l’austère donjon
qu’avait fait bâtir Philippe II Auguste pour y centraliser la chancellerie, les
Comptes et le Trésor.
La rue Saint-Jacques les mena jusqu’au Petit Pont. De là,
ils traversèrent l’île de la Cité pour accéder au Grand Pont – encore
nommé Pont au Change – qui débouchait sur la rue Saint-Denis. Ils
bifurquèrent sur leur gauche, revenant sur leurs pas, mais sur la rive droite
cette fois, pour atteindre « la grosse tour du Louvre ». Une foule
disparate de marchands, de pêcheurs de Seine, de badauds, de mendiants, de
filles publiques, de gamins, se pressait, se hélait, s’invectivait dans ce
lacis de rues étroites et empuanties par les détritus. Des batteurs [70] ou des meuniers tirant leurs
charrettes à bras s’insultaient, bouchaient les ruelles, se refusant le passage
au prétexte que l’un était arrivé après l’autre.
Giotto maugréa, plus par habitude que dans l’espoir
d’engager conversation avec son silencieux compagnon :
— Regardez-moi ces encombrements. C’est de pire en
pire ! Vont-ils bientôt se décider à doubler ces ponts ? Nous avons
fait triple chemin quand le Louvre est à quelques centaines de toises à vol
d’oiseau de la rue de Bucy À quoi le chevalier se contenta de répondre d’un ton
placide :
— Des bateliers assurent pourtant le passage des
personnes et des marchandises entre le Louvre et la tour de Nesle, n’est-il pas
vrai ?
L’autre lui jeta un regard de chien battu avant
d’admettre :
— Oui... mais il faut les payer.
— Car vous ajoutez l’avarice à vos autres vices ?
Moi qui pensais que les repas clairs que vous me faisiez monter n’étaient qu’un
signe de votre intérêt pour ma santé.
Capella n’allait pas, en plus, payer deux traversées !
La goutte lui taraudait le pied, le mollet jusqu’au genou,
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