Les chemins de la bête
miel. Quelle flétrissure qu’elle en soit réduite à compter
les porcelets nouveau-nés comme une paysanne. Les hautes dames ne s’abaissaient
pas à pareil labeur. Sa mère aurait bientôt les mains aussi abîmées que celles
d’une manante !
Pourquoi sa mère n’avait-elle pas accepté l’offre si
généreuse du baron de Larnay, et rejoint son château ? Elles y auraient
mené une existence en accord avec leur rang. Son oncle Eudes donnait maintes
fêtes où se mêlaient belles dames et valeureux chevaliers. Il louait même des
troubadours pour enchanter leur repas composé de mets délicats et exotiques. On
y riait, on y dansait au son des chifonies [82] ,
des chevrettes [83] et des citoles [84] .
On y discutait d’amour en termes légers bien que courtois.
Il avait fallu qu’Agnès de Souarcy s’entête, privant ainsi
sa fille des plaisirs auxquels elle avait droit de naissance.
L’amertume envahit la jeune fille. À cause de sa mère, elle
ne porterait jamais de magnifiques fourrures, de somptueuses toilettes. À cause
de son obstination, elle ne rencontrerait jamais ce que le monde recelait de
plus raffiné. Toujours à cause de ses stupides résolutions, Mathilde, son
unique enfante, serait sans doute privée d’un mariage auquel elle aurait pu
prétendre.
Elle imagina en frémissant ce que lui réservait le futur
dans cette insupportable porcherie de Souarcy, et les larmes lui montèrent aux
yeux. Une vie de manante, à creuser la terre de ses doigts pour lui arracher de
quoi survivre, à se déguiser en gueuse pour aller récolter le miel ! Elle
était si malheureuse, elle ne méritait pas un tel sort. Un épouvantable chagrin
la jeta sur son lit. Ce qu’on lui imposait depuis des années était une infamie.
Si la mère voulait se dessécher pour pré server son incompréhensible fierté, la
fille n’avait pas à être condamnée au même destin.
Le chagrin céda place à la rancoeur.
Mathilde, elle, était née dans les liens sacrés du mariage
et d’un sang dont elle n’avait pas à rougir, celui des Larnay du côté de son
grand-père Robert, et des Souarcy du côté de son père.
Elle ne fanerait pas entre les murs humides et tristes de
Souarcy. Elle ne compterait pas les œufs du pigeonnier comme si sa vie en
dépendait. Elle ne se déshonorerait pas en marchandant des stères de bois
contre quelques toises de lin. Contrairement à sa mère. Jamais.
Quant à Clément, il pouvait crever avec sa dame si bon lui
en semblait. Son sort n’intéressait pas le moins du monde Mathilde. Il l’avait
assez saoulée de sa supériorité toutes ces années !
Abbaye de femmes des Clairets, Perche, juillet 1304
Une sorte de frénésie douloureuse avait envahi Clément.
L’irrémédiable écoulement des heures se transformait en maléfice.
Agnès avait gardé le silence mais il n’était pas dupe. Si
Eudes voulait croire à la liaison impardonnable de la dame de Souarcy avec son
chapelain, s’il devinait la vérité au sujet de Sybille, il pourrait requérir
l’intervention d’un des inquisiteurs d’Alençon. Un tremblement secoua le
garçon.
Clément se souvenait de cette scène comme si elle s’était
produite la veille. Il avait cinq ans. Gisèle, la nourrice qui s’occupait de
lui, l’avait conduit un soir avant le coucher dans la chambre de sa dame. Les
deux femmes, qu’il savait très liées, s’étaient longuement consultées du
regard. Agnès avait murmuré :
— N’est-ce pas prématuré ? À quoi Gisèle avait
répondu :
— Nous ne pouvons plus différer. C’est trop dangereux.
D’autant qu’elle soupçonne la vérité sans la comprendre. Je la surveille et
m’en suis aperçue.
Sur le moment, Clément s’était demandé de qui les deux
femmes discutaient.
— Mais elle est encore si jeune... Je crains que...
La nourrice avait tranché d’un ton ferme :
— Cette sensibilité n’est plus de mise. Réfléchis à ce
qui ce produirait si d’autres venaient à découvrir notre secret.
Agnès de Souarcy avait commencé dans un soupir. Elle lui
avait expliqué ce qu’il devait savoir au sujet de sa naissance, afin qu’il
comprenne que seule une absolue discrétion pouvait les sauver. Sa mère, Sybille
Chalis, avait été séduite par la pureté évangélique vaudoise* alors qu’elle
n’avait pas quinze ans. Elle avait abandonné sa famille, des bourgeois cossus
du Dauphiné, pour rejoindre ses frères et sœurs dans la clandestinité et
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