Les chemins de la bête
célébrée. Les noms et qualités des parrain et
marraine n’y figurent pas non plus. En dépit du crucifix planté au-dessus de sa
tombe, Sybille a été enterrée un peu à l’écart de la terre consacrée réservée
aux serviteurs du manoir.
— Voilà qui est tout à fait intéressant, commenta
Nicolas.
L’hérésie demeurait le prétexte idéal pour accuser
quelqu’un. Les charges de sorcellerie, voire de possession démoniaque, plus
difficiles à prouver, devenaient du coup un peu accessoires.
Nicolas reprit :
— Selon votre souhait, cette dame sera jugée pour
hérésie et complicité d’hérésie. Souhaitez-vous que... ses aveux soient
tardifs ?
Sur le coup, Eudes ne comprit pas le sens exact de sa
phrase. Puis sa signification le heurta de plein fouet, et il blêmit :
— Entendons-nous bien... il est hors de question que...
qu’elle... (sa voix était si inaudible que Nicolas dut se pencher vers lui)...
la flagellation est suffisante. Je veux qu’elle ait peur, qu’elle sanglote,
qu’elle se croie perdue, et que l’on marbre son joli dos et son joli ventre de
coups de lanière de cuir. Je veux que ses biens en douaire soient confisqués
comme il est d’usage, et qu’ils reviennent à sa fille, dont je serai nommé
tuteur. Je ne veux pas qu’elle meure. Je ne veux pas qu’on l’estropie ni qu’on
la défigure. Les deux cents livres sont à ce prix.
L’annonce tempéra la bonne humeur de Nicolas. Les choses
devenaient moins savoureuses. Il se consola : bah, il ne manquerait pas
d’autres jouets un peu plus tard. Mieux valait encaisser l’argent, le début de
sa fortune.
— Il en sera fait selon vos souhaits, monsieur.
— Séparons-nous, maintenant. Mieux vaut ne pas être
aperçus ensemble.
Il avait envie d’être seul, débarrassé de cette séduisante
présence qui finissait par l’alarmer.
Nicolas se leva et le salua d’un sourire lumineux avant de
sortir.
Le trouble désagréable qui avait envahi plus tôt le baron
gagnait en ampleur. Quelque chose n’allait pas, quelque chose était très
fautif. Il serra ses tempes dans ses paumes et avala son verre d’un trait.
Comment en était-il arrivé là ? Certes, il voulait
qu’Agnès rampe, qu’elle le supplie. Il voulait la terroriser et lui faire
rentrer dans la gorge le mépris qu’elle éprouvait pour lui. Il voulait
récupérer son douaire. À ce point ?
Qui, de Mabile ou de lui, avait eu le premier l’idée de la
livrer au tribunal inquisitoire ? Il n’en était plus certain.
Mabile lui avait raconté sa rencontre avec un moine qui
avait refusé de dévoiler son visage, et dont les rares mots lui étaient
parvenus déformés par la grossière laine de sa capuche. Était-ce ce moine, dont
elle n’avait vu qu’une silhouette, qui lui avait suggéré le nom de Nicolas
Florin et ce plan qui commençait d’inquiéter Eudes ?
Manoir de Souarcy-en-Perche, juillet 1304
Mathilde jeta sa robe, qui s’échoua au pied du lit.
— Not’jeune dame, ben... c’est quoi donc ? couina
Adeline en se précipitant pour ramasser le vêtement.
— Sors, idiote ! Sors de ma chambre à
l’instant ! Quelle agonie que cette balourde de fille !
Adeline ne se fit pas prier, et s’enfuit de l’appartement de
sa jeune maîtresse, dont elle connaissait assez les crises nerveuses pour les
redouter. Mathilde l’avait déjà giflée à plusieurs reprises, n’hésitant pas un
jour à lui lancer au visage sa brosse de cheveux.
Mathilde fulminait. Pour un peu, elle aurait fondu en
larmes. Des guenilles, voilà ce qu’elle était contrainte de porter. À quoi
servait d’être si jolie de l’avis de tous, si on devait s’enlaidir de hardes
difformes ? Elle n’osait même pas porter le ravissant peigne de cheveux
que lui avait offert son cher oncle Eudes, tant il aurait juré sur ses quelques
tenues démodées et de vile qualité... Son doux oncle qui, lui, la traitait en
demoiselle.
Toute cette boue, toutes ces odeurs intenables, ces valets
grossiers et sales qu’elle frôlait... Sa vie au manoir était un calvaire. Seul
ce gueux prétentieux de Clément s’en accommodait. Une vraie engeance, celui-là.
Il avait l’outrecuidance de lever le nez lorsqu’elle lui donnait un ordre comme
s’il n’en recevait que de la dame de Souarcy, sa mère.
Madame sa mère... Comment Agnès de Souarcy supportait-elle
cette vie ? Quelle honte de la voir déguisée en homme, pire, en serf,
partir récolter le
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