Les chemins de la bête
gratter les lettres d’une lame. Le papier en
conservait la cicatrice. Clément l’avait examinée avec soin, approchant sa
lampe à huile, tentant de faire parler la page par transparence. Il était
parvenu à distinguer les guillemets qui encadraient les lettres arrachées de la
pulpe. Il s’agissait donc d’une citation. L’encre infiltrée dans l’épaisseur de
la pâte de chiffons révélait quelques lettres, insuffisantes pour permettre de
se faire une idée du sens : « ...1... me... na... il... per... t... »
Sous la phrase, un autre dessin, celui d’une rose largement ouverte.
Étaient-ce là les paroles du négociant Varègue que le
chevalier avait citées plus haut ?
Un détail avait échappé à Clément lors de sa première
lecture : l’écriture carrée disparaissait tout à fait quelques pages plus
loin, lorsque de curieuses surfaces en taille et forme d’amande, disposées en
croix, avaient été tracées d’une plume aérienne. En haut de la page, une
indication : « Croix de Freya », laquelle n’aidait pas Clément
puisqu’il ignorait qui était ce ou cette Freya. Au centre de chacune des larges
amandes figurait l’une de ces lettres cunéiformes indéchiffrables dont il avait
appris l’existence dans d’autres ouvrages. Ces étranges écritures
transcrivaient de très anciennes langues. Une flèche partait de chacune d’elle,
terminée par un mot inconnu.
L’amande de la branche gauche se nommait ou signifiait
« Lagu-droit », celle de l’extrémité droite
« Thorn-renversé ». L’amande qui constituait le cœur de la croix
était distinguée des mots : « Tyr-droit », celle de la branche
haute « Eolhdroit », quant à l’amande située tout en bas, elle se
nommait « Ing-renversé ». Si les noms n’évoquaient rien dans l’esprit
de Clément, l’alternance des « droits » ou « renversés »
était implicite : il s’agissait d’une sorte d’oracle, puisque les
cartomanciens procédaient de façon similaire avec leurs cartes.
Clément hésita. Il pouvait apprendre les lettres et leurs
correspondances ainsi que les deux thèmes par cœur. Cependant, il sentait toute
l’importance de leur exactitude et redoutait de se tromper en les reproduisant
une fois rentré dans ses combles. La tentation était grande de s’approcher du
haut pupitre d’écriture, devant lequel on se tenait debout, et d’utiliser la
plume creuse et l’encrier qui y patientaient. Il n’y résista pas très longtemps
et se rassura : il prendrait garde de ne rien déranger, et surtout de ne
rien abandonner qui signale son intrusion. Restait à trouver une feuille afin
de recopier les colonnes. Il inspecta la bibliothèque, en vain. Le papier était
un luxe, et on le conservait avec soin dans des cabinets fermés. Il lutta
quelques secondes contre la solution qui lui trottait dans la tête. Arracher
une des deux dernières pages du journal, vierges puisque le corédacteur avait
interrompu ses notes avant la fin du carnet. Le geste lui semblait si sacrilège
qu’il dut s’y reprendre à trois fois avant d’en trouver le courage.
Satisfait de sa copie, il fit disparaître toute trace de son
travail en nettoyant le tuyau du penne et ses doigts à l’aide d’un coin de sa
tunique trempé de salive.
Afin d’inverser le calcul et de remonter jusqu’à une date
qui lui indique si ces combinaisons désignaient une naissance ou la survenue
d’un événement, il lui fallait trouver le système utilisé par le chevalier et
son compagnon, en d’autres termes cette théorie de Vallombroso. Quant aux
lettres cunéiformes, leur signification devait bien être consignée quelque
part.
L’enfant consacra les dernières heures de la nuit à
consulter tous les manuels de physique, d’astronomie et d’astrologie, ainsi que
tous les lexiques réunis dans la bibliothèque, sans rien découvrir qui
ressemblât à ce nom ou qui l’éclairât quant au contenu des amandes.
Vallombroso, Vallombroso... Il reprit ses recherches. Le
petit matin s’installait lorsqu’il tomba sur ce qu’il considéra comme un geste
de Dieu. Il venait de découvrir un Consultationes ad inquisitores haereticae
pravitatis rédigé par Gui Faucoi [87] ,
accompagné d’un mince manuel pratique résumant d’épouvantables recettes.
Leur lecture le laissa atterré, au-delà de toute fureur.
Palais du Louvre, Paris, juillet 1304
Guillaume de Nogaret n’avait pas fermé l’œil de la
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