Les chemins de la bête
de
déclarer :
— Je te remercie de ta sincérité, Francesco. Elle est
bien placée, et sois assuré que je l’apprécie.
Parce que Nogaret croyait à la confiance de son secrétaire,
il se sentit soulagé de lui accorder la sienne. La position de conseiller du
roi était si solitaire, si menacée. Trouver en cet homme encore jeune, assis en
face de lui, une amitié inattendue lui donnait chaud au cœur.
Francesco de Leone se replongea dans son rébarbatif
inventaire. Nogaret assisterait cet après-midi au Conseil du roi. Il
disposerait alors de plusieurs heures pour traquer un indice qui le renseigne
sur l’identité des cardinaux français que le conseiller tenterait de séduire,
voire d’acheter.
Leone avait depuis quelques jours le sentiment aigu que le
temps pressait. Des forces malveillantes et souterraines étaient à l’œuvre,
travaillaient avec acharnement. Il n’avait jamais douté de leur obstination, ni
de leur férocité, mais leur proximité devenait évidente. L’Ombre se rapprochait
pour digérer la Lumière naissante. L’Ombre aurait recours à toutes les armes, à
tous les artifices, même les plus vils, pour que persistent les ténèbres qui la
nourrissaient.
Il lui fallait se rapprocher de la commanderie templière
d’Arville au plus vite. Il n’était pas assez fou pour espérer que la clef de
Lumière se trouve entre ses murs, mais il savait que dans ses pierres ou sous
ses dalles se dissimulait l’outil indispensable pour la forger.
Maison de l’Inquisition, Alençon, Perche, juillet
1304
Installé dans le petit bureau que la maison de l’Inquisition
lui avait attribué, Nicolas Florin rayonnait. Lui que son départ de Carcassonne
avait alarmé s’en voulait maintenant de ses effrois « de fillette »,
ainsi qu’il les nommait. Jusqu à Bartolomeo, qu’il avait cru un peu regretter,
pour s’apercevoir bien vite que le jeune dominicain et ses atermoiements
l’ennuyaient à mourir. Qu’il était transparent, le moinillon ! Nicolas
avait voulu vérifier s’il pouvait le séduire. Il y était parvenu avec tant
d’aisance que cette victoire l’avait aussitôt lassé. La séduction était une
arme et, à l’instar des autres, il convenait de vérifier sa fiabilité et sa
puissance sur des cibles très différentes. En dépit de sa robe, Bartolomeo
était perméable. si peu défendu. Une pucelle empotée et pas très intelligente,
voilà qui le résumait à merveille. Une proie indigne de Nicolas. Il est vrai
qu’à Carcassonne, celui-ci n’avait pas eu le choix de ses gibiers. Il était entouré
de vieilles barbes sentencieuses, des moines confits dans leur dignité et leurs
ridicules querelles dogmatiques. Qu’en avait-il à faire, que Francesco
Bernardone, qui prendrait après une vie de pauvreté et de passion pour le
Christ le nom de François d’Assise, ait vidé les hangars de marchandises de son
père, riche drapier, afin de financer la restauration de San Damiano ? Le
père avait fini par le déshériter, et Nicolas trouvait la sanction fort
appropriée. Quant à cette interminable controverse au sujet du manteau de saint
Martin de Tours – l’avait-il véritablement offert à un mendiant dans
lequel il avait cru reconnaître le Sauveur ? Après l’avoir tranché en deux
moitiés, ou d’une pièce ? -, on lui en avait rebattu les oreilles jusqu’à
la nausée. Certes, ces épineuses arguties n’avaient d’autre but que de
départager les tenants de la pauvreté du Christ et des apôtres, donc de la
nécessaire pauvreté de l’Église, et leurs nombreux et très virulents opposants.
Nicolas n’en avait cure. S’il avait été riche de naissance, il se serait
employé à le rester, et la religion ne l’aurait jamais tenté. Il était pauvre,
mais la robe et la fonction d’inquisiteur allaient lui permettre de transformer
cette indigence en état temporaire.
Un souvenir fugace lui revint. Sa mère, énamourée de son
fils unique. Elle était si habile à délivrer les nobles dames de l’entourage de
madame d’Espagne, si sotte aussi. Qu’était-elle devenue après son départ ?
Quelle importance ? Son père, cet érudit peureux, cet amoureux des belles
vignettes historisées [89] et des lettrines [90] ornées de rinceaux [91] .
Ses doigts tachés d’encres aux teintes vivaces et de poudre d’or. Il mélangeait
la seiche ou la galle du chêne, le blanc d’œuf ou la poudre de clou de girofle [92] , oubliant que le comte
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