Les chemins de la bête
l’élection du
nouveau pape.
— Comment procéder ?
— En comptant sur les plus bas instincts de l’homme,
lesquels n’ont pas épargné l’écrasante majorité de nos cardinaux. La cupidité,
l’envie, la jalousie et le goût du pouvoir.
Francesco jugea qu’il en avait assez appris pour cette
journée, et qu’il risquait d’éveiller la méfiance de Nogaret par trop
d’insistance. Il changea de sujet :
— Je vérifiais en vous attendant le registre des
comptes de la cour et...
Leone fit mine de s’embourber de gêne.
— Et quoi ? Allons parle, Francesco.
— Eh bien... Les comptes de monsieur de Marigny sont...
comment dire... Enfin... De grosses sommes d’argent lui ont été attribuées sans
qu’il soit mention de leur utilisation...
— Il y a trois Marigny : Enguerran, principal
chambellan du roi, très bien en cour auprès de madame Jeanne de Navarre, la
reine ; Jean, le frère d’Enguerran, évêque de Beau-vais, et Philippe,
clerc du roi et évêque de Cambrai. Duquel parles-tu ?
— Surtout du dernier. Quant à monseigneur Charles de
Valois*, c’est un gouffre !
Une moue de déplaisir accueillit cette remarque. Nogaret
expliqua :
— Le seul frère germain du roi est intouchable. Notre
roi éprouve pour lui une tendresse qui l’aveugle parfois. C’est ainsi et nous
ne pouvons que nous en accommoder. Monseigneur Charles dépense avec largesse
l’argent des autres. Il nous faut le tolérer tout en renseignant avec habileté
notre souverain.
Leone s’étonna qu’il ne demande pas de précisions sur les
prélèvements opérés en faveur de Philippe de Marigny. Il insista d’une voix
candide :
— Monsieur de Marigny, Philippe, a puisé dix mille
livres dans le Trésor en moins de six mois. C’est une somme ! Ses lettres
de retrait étaient rédigées de la main de monsieur Enguerran et contresignées
du roi, sans qu’il soit mention de l’utilisation de ces fonds.
— Si le roi les contresigne, nous n’avons pas à nous en
préoccuper, rétorqua sèchement le conseiller.
Leone approuva d’un humble clignement de paupières et
s’absorba dans son travail.
À quoi devait servir cet argent dont la dépense était
approuvée par le roi ? Les prélèvements avaient débuté six mois
auparavant, bien avant la mort de Benoît XI. De surcroît, Nogaret avait été
contraint de faire appel à Giotto Capella pour réunir les fonds nécessaires au
trucage de la prochaine élection papale. L’argent accordé à Philippe de Marigny
était donc destiné à une autre mission, assez secrète pour que nulle
justification ne figure sur le registre du Trésor. La soudaine acrimonie de
Guillaume de Nogaret prouvait qu’il était au courant.
Une petite heure s’écoula. Le chevalier de Leone travaillait
sans lever la tête. La tâche que le conseiller du roi lui avait confiée, pour
fastidieuse qu’elle fût, n’exigeait pas grande concentration, et son esprit
s’occupait ailleurs. Bientôt. Bientôt, il le sentait, il en aurait terminé de
sa mission en ce lieu. Mais Arnaud de Viancourt, le prieur de la commanderie de
Chypre, n’avait pas besoin de l’apprendre aussitôt. Un prétendu suivi d’enquête
permettrait à Francesco de prolonger son séjour en France, assez longtemps pour
mener à bien sa quête personnelle. Ensuite ? Ensuite, le monde ne serait
plus celui que l’on connaissait aujourd’hui. Les hypocrisies, les calculs, les
matoiseries, tout cela serait effacé. Les idoles tomberaient... Il fallait
d’abord parvenir à la commanderie d’Arville, propriété des chevaliers du
Temple, qui n’offriraient pas leur aide à un chevalier hospitalier, du moins
pas celle dont Leone avait tant besoin.
Guillaume de Nogaret produisit un son de gorge irrité. Le
chevalier leva la tête des colonnes de chiffres qu’il épluchait depuis son
arrivée.
— Prenons quelques minutes de repos, Francesco. Ton
oncle n’a pas menti. Tu parles admirablement le français.
— Le mérite ne m’en revient pas, messire. Ma mère était
française. (Leone changea aussitôt de sujet.) Votre tâche semble, en effet,
vous fâcher.
— Ces traités de mariage me donnent le tournis. Il faut
tout y prévoir, même et surtout l’imprévisible.
— De quel mariage s’agit-il, si je puis me permettre
cette indiscrétion ?
— Il n’y a pas là grand mystère. De celui de
monseigneur Philippe [88] ,
comte de Poitou, deuxième fils de notre roi. Madame Jeanne
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