Les chemins de la bête
lui fallait. Avenante et
satisfaite des deniers qu’il lui offrirait. Une fille qui ne susciterait aucune
interrogation de sa part. Un moment de plaisir rémunéré, sans conséquence ni
souvenir. Cette perspective le lassa avant même qu’il ne l’explore plus avant.
Il n’avait pas envie d’une fille.
Monge de Brineux se fit annoncer, interrompant ses pénibles
réflexions.
— Nous avons avancé en ce qui concerne la cinquième et
dernière victime.
— Avez-vous pu cerner son identité ?
— Nous n’en sommes pas rendus à ce point. En revanche,
sa mort a dû être effroyable.
— Comment cela ?
— Il est sans doute mort d’hémorragie interne.
— Quels sont vos arguments ?
— L’intérieur de la bouche était lacéré par une
multitude de fines coupures [94] .
Selon moi, on lui a donné à manger un aliment dans lequel on avait inclus du
verre pilé. Lorsque la victime s’en est aperçue, il était trop tard. Le pauvre
bougre s’est vidé de son sang en dedans de lui-même.
— C’est ainsi que l’on se débarrasse des fauves dans
certains pays. Mort atroce, en vérité. Et les autres ? Avez-vous
avancé ?
— À très petits pas. J’ai requis l’avis d’un médecin
théologien de la Sorbonne.
— Et ?
— Tant de science pour une aide si minime.
— Je vois. Quel fut son diagnostic ?
— Que les victimes étaient mortes de mort violente.
Rien d’autre.
— Ah, la pénétrante conclusion ! Voilà qui nous
éclaire, ironisa Artus. Vous auriez dû vous associer l’aide de Joseph, mon
médecin.
— C’est que ces gens-là ne sortent jamais de leurs
amphithéâtres et ne s’approchent pas à moins d’une toise de leurs malades ou
des morts qu’on leur confie de peur de la contagion. Ils se contentent
d’apprendre par cœur et de ressasser ce que d’autres ont trouvé il y a plus
d’un millénaire. Ils peuvent vous saouler jusqu’au demain de latin, mais pour
ce qui est de traiter un furoncle ou un cor au pied...
— Nous en aurons le cœur net, Brineux, je vous
l’assure.
— Oui, mais quand, comment ? Il s’agissait de
moines, au moins pour quatre d’entre eux. L’un était un émissaire de Sa
Sainteté Benoît XI, lequel vient de décéder des suites d’un empoisonnement.
Cette affaire qui aurait pu demeurer une crapulerie locale prend des tournures
d’incident politique. Il nous faut avancer, et vite.
Artus le pressentait depuis plusieurs jours. Les
délicatesses du royaume de France avec la papauté n’avaient pas besoin d’un
émissaire retrouvé mort carbonisé, sans la moindre trace de feu.
Abbaye de femmes des Clairets, Perche, juillet 1304
Éleusie de Beaufort écoutait sans broncher le jeune
dominicain qui s’était fait annoncer un peu plus tôt. Jeanne d’Amblin, la sœur
tourière, l’avait mené jusqu’à son bureau, une gravité de mauvais augure
figeant son visage d’habitude lumineux.
Tout comme elle, Jeanne, Yolande de Fleury, Annelette
Beaupré, la sœur apothicaire, et surtout Hedwige du Thilay, la sœur chevecière [95] dont un oncle par alliance était
mort durant la répression de Carcassonne, étaient femmes assez intelligentes
pour émettre, parfois et à mots couverts, des critiques sur les moyens choisis
par Rome pour défendre la pureté de la foi. Sans doute d’autres
partageaient-elles leurs réserves, Adélaïde et même Blanche de Blinot durant
ses instants de lucidité, mais elles étaient plus timorées. En revanche, ces
doutes épargnaient la plupart de ses filles et Éleusie se prenait à le regretter.
De fait, en dépit de sa foi absolue, de son obéissance,
l’alarmante évolution de l’Inquisition blessait l’abbesse. Sauver l’âme des
égarés afin qu’ils puissent rejoindre le troupeau de Dieu primait, mais que des
moines puissent requérir la torture et la mort au nom du message d’amour et de
tolérance du Christ lui demeurait incompréhensible. Bien sûr, leurs mains
n’étaient pas tachées de sang puisqu’ils remettaient les condamnés au bras
séculier afin qu’il exécute la sentence de mort à leur place, mais cette
confortable hypocrisie ne la convainquait pas, d’autant que nombre de seigneurs
inquisiteurs présidaient maintenant aux séances de torture.
Lui revenait le blâme, courageux et presque millénaire,
d’Hilaire de Poitiers, à l’encontre d’Auxence de Milan :
Je vous interroge, vous qui croyez être des
évêques : de quels soutiens ont
Weitere Kostenlose Bücher