Les chevaliers du royaume
biens et la privation de ses libertés individuelles. »
Urbain III tourna son regard vers Josias.
— Les nouvelles vont vite, dit-il avec un soupir, et les trafiquants d’armes aussi – quand ils ne les précèdent pas… Allez vous étonner ensuite que les infidèles soient si bien équipés, et qu’ils s’emparent de la Vraie Croix à l’endroit même où Notre Seigneur Jésus-Christ a choisi ses apôtres…
— Oui, dit Josias à mi-voix, sur la colline de Hattin, non loin de Tibériade.
— Les Pisans nous l’ont appris. Mais depuis quelque temps les signes annonciateurs d’un grand malheur se sont multipliés. En France, on a vu l’étendard de Notre Sauveur apparaître à Saint-Pierre-le-Pullier ; dans la province d’Orléans, un Christ au visage ruisselant de larmes est apparu dans le ciel ; à Milan, un homme y a vu brûler une croix. Dans les fermes du Nord, les cochons ne veulent plus manger. Au Sud, ce sont les fruits qui pourrissent sur les arbres. Ailleurs, des grêlons gros comme des œufs de pigeon se sont abattus sur un village, endommageant les toitures et ravageant les récoltes. Des enfants oublient subitement leur langue natale et se mettent à brailler dans des langues inconnues ; des couples qui la veille au soir s’adoraient se séparent au petit matin… La liste des phénomènes étranges qui se sont succédé depuis le début de l’année est longue. Nous craignons qu’elle ne se termine jamais. La chute du comté d’Édesse, en l’an de grâce 1144 de l’Incarnation de Notre Seigneur, était déjà un avertissement. Saint Bernard l’avait dit : « Les rois de France et d’Angleterre se soucient trop de leur propre couronne, et pas assez de celle du Christ. »
Josias en avait la tête qui tournait. Il repensait à son pays, à son maître : Guillaume.
— C’est en vain, continua le pape, que Guillaume de Tyr est allé demander à Philippe Auguste et à Henri II de prendre la croix, en vain qu’il a voulu s’adresser à Frédéric I er Barberousse, qui préfère s’attaquer à Rome plutôt qu’à Damas, à Bagdad ou au Caire. Jamais Guillaume n’aurait dû quitter Tyr : il serait toujours en vie. Notre vénéré prédécesseur, Lucius III, a prêché vainement lui aussi, tout comme nous. Nous avons la douloureuse impression que Dieu n’a pas trouvé d’autre solution, pour motiver ces têtes couronnées, que de nous priver de ce que nous avions de plus cher : la Sainte Croix.
— J’irai voir les rois d’Angleterre et de France, dit Josias. J’irai voir Barberousse aussi, s’il le faut.
Cette proposition ne sembla pas du goût de l’évêque de Préneste, qui darda sur Josias un regard si mauvais que la voix du jeune archevêque de Tyr trembla légèrement, avant de se ressaisir.
— Pourquoi pas ? dit le pape. Après tout, vous avez fait preuve de courage en venant jusqu’ici…
— Les plus courageux sont restés, murmura Josias.
— Les plus courageux, insista le pape, ont fait ce qu’ils avaient à faire. Et c’est ce que vous avez fait !
Urbain III paraissait avoir recouvré un semblant d’énergie. Il se redressa dans son lit et réclama qu’on prenne en copie ce qu’il allait dire. Des gens s’agitèrent dans l’obscurité. Josias entendit qu’on ouvrait une armoire, puis quelqu’un apporta plusieurs rouleaux de parchemin vierges, un encrier et des plumes d’oie – dont se saisit l’évêque de Préneste.
— Aujourd’hui, jour de la Saint-Pantaléon de l’an 1187…, commença d’une voix haletante Urbain III.
L’évêque de Préneste trempa sa plume dans l’encre noire, et rédigea sous la dictée du pape :
— Urbain III, évêque de Rome et Serviteur des Serviteurs de Dieu, à ses très excellents fils Philippe Auguste et Henri II Plantagenêt, respectivement roi de France et roi d’Angleterre, et Frédéric I er Barberousse, empereur du Saint Empire romain germanique. Nous avons élevé l’archevêque Josias de Tyr au rang de prélat, avec pour mission de se rendre auprès de vous, afin de vous exhorter, pour Dieu et pour le salut de votre âme, à prendre la croix et à tirer vengeance de nos ennemis, les Sarrasins…
À ce moment de sa dictée, le pape fut pris d’une quinte de toux. Ayant repris sa respiration, il continua, à demi essoufflé :
— En outre, nous ordonnons que soit levée dans toute la chrétienté une dîme spéciale, appelée « sarrasine », dont les
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