Les chevaliers du royaume
demandions quand vous arriveriez.
Devant le mouvement de surprise embarrassée de Josias, Urbain III s’expliqua :
— Ils sont terribles, ces Pisans… Toujours au courant de tout avant tout le monde, mais bavards comme des pies. Un peu d’argent les fait chanter, il suffit de payer. Voilà tout.
— Monseigneur, dit Josias en prenant soin de s’adresser a l’évêque de Préneste ainsi que le lui avait recommandé Di Morra, c’est un Vénitien qui m’a conduit ici…
— Cher enfant, dit le pape dans un souffle, le croyez-vous vraiment ? Vous êtes ici par la grâce de Dieu tout-puissant, et de Lui seulement. Votre ami le Vénitien, le capitaine de La Stella, Tommaso Chefalitione, ne vaut guère mieux qu’un Pisan. C’est un trafiquant d’armes de la pire espèce… Le saviez-vous ?
— Il me l’a dit.
— Vous a-t-il dit aussi à qui ses armes sont destinées ?
— À qui les lui paiera.
— Bonne réponse, cher enfant. Venez plus près de nous, que l’on vous voie.
Josias hésita un instant, mais l’évêque de Préneste l’invita à s’approcher de Sa Sainteté, dont Josias put alors mesurer le profond état de fatigue. Son visage était pâle, bouffi et marqué de rouge. Ses yeux, au blanc teint de jaune, disparaissaient sous les plis de ses paupières ; et son regard était absent, uniquement préoccupé de l’infini. De temps à autre, un sifflement aigu sortait de sa poitrine.
— Regardez cette pièce, continua le pape en désignant d’une main tremblante une petite monnaie d’or posée sur sa console.
Josias prit la piécette et l’examina attentivement. Il s’agissait d’un simple besant d’or, comme il en circulait beaucoup à Tyr, avec la marque de la ville de Venise sur une de ses faces. La pièce paraissait faire son poids.
— Que voyez-vous ? demanda le pape.
— Un besant d’or vénitien, répondit Josias en plantant son regard dans celui de l’évêque de Préneste.
— Regardez mieux, insista Urbain III en faisant signe à Di Morra de déplacer sa lampe à huile vers Josias.
Josias fit tourner la pièce dans sa main, et remarqua que l’autre face portait une inscription en mahométan. Il lut le nom du Prophète, ainsi que l’année : 578 (1182 pour les chrétiens), année où les comptoirs vénitiens de Constantinople avaient été pillés et incendiés.
— C’est une monnaie biface, dit Josias. On en trouve de plus en plus.
— C’en est une parmi d’autres… Mais vous savez que l’argent, non content d’aider à faire parler, est lui-même bavard. Cette pièce illustre parfaitement à quel point les intérêts des Sarrasins et des Vénitiens sont mêlés. D’un côté, ils défendent les intérêts des chrétiens de Terre sainte, en transportant des marchandises utiles à ceux qui luttent pour garder libre l’accès au tombeau de Notre Seigneur Jésus-Christ, et chrétienne la ville de Jérusalem ; de l’autre, ils veillent sur leurs propres intérêts, en vendant les meilleures armes fabriquées par l’Occident aux troupes de Saladin, déjà puissantes. L’évêque de Préneste, qui nous a apporté cette pièce – sans parler de ce vin et de ces petites galettes de froment –, nous lisait justement la liste des nombreux produits que nous devons aux infidèles. Force est de reconnaître qu’elle est impressionnante : des tissus, comme le coton, le mohair, le taffetas et la mousseline ; des denrées, comme le café, les artichauts, les aubergines, les oranges, les citrons, les épinards et les échalotes –dont le nom provient, si nous avons bien compris, de la ville d’Ascalon. Ce n’est là qu’un maigre aperçu de tout ce que nous recevons d’eux. Et nous, que leur livrons-nous en échange ? Des armes, du matériel de guerre, et de quoi améliorer leurs navires de combat – ce qui est un tort pour la chrétienté et un bien pour l’Islam. À croire que nous n’avons rien d’autre à offrir. Vous pourrez dire à votre capitaine Chefalitione que nous promulguerons au prochain concile le décret suivant…
L’évêque de Préneste déroula le parchemin qu’il avait à la main et lut à voix haute : « Quiconque osera vendre aux Sarrasins du fer ou des armes, des bois de construction maritime ou des vaisseaux tout construits, ou entrera au service des infidèles en qualité de capitaine de vaisseau ou de pilote, encourra l’excommunication, peine à laquelle devront s’ajouter la confiscation de ses
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