Les chevaliers du royaume
passer pour un client –, sa boutique était incendiée, ses biens saisis et sa famille jetée en prison. Le trafiquant, lui, était généralement torturé pendant de longs jours – afin de savoir s’il n’avait pas dérobé quelque véritable relique – avant d’être pendu, ou crucifié s’il était juif.
Des plaisantins dotés d’un humour douteux prétendaient que tout ce dont le trafic de reliques avait besoin pour fonctionner était de bons vendeurs et de riches clients. La marchandise, elle, ne manquait jamais. En fait, la rumeur voulait que ce marché fût « autoalimenté » : les vendeurs arrêtés fournissant, à leur corps défendant, de quoi ravitailler leurs confrères.
Les cimetières étant étrangement laissés sans surveillance les nuits suivant la capture d’un trafiquant, il suffisait à ses collègues de s’y rendre pour réachalander leurs éventaires. Un simple cadavre pouvait fournir à cinq ou six trafiquants suffisamment de marchandise pour un an, deux si le mort était assez grand. Il existait tout un art pour débiter un corps afin de vendre plutôt qu’un bras une main, plutôt qu’une main un doigt, voire une phalange ou le bout d’un ongle. Bien sûr, on proposait d’autres reliques que des bribes de cadavre ; par exemple des vêtements ou tout objet touché par un saint (s’il ne l’avait qu’entr’aperçu, on accordait un rabais). Cela dit, les pèlerins se montraient surtout friands d’ossements.
Le principal danger qui menaçait ces commerçants de l’extrême, sortes de préfaciers du paradis, était la dénonciation. Car, s’ils se disaient ravis de pouvoir se fournir en marchandises auprès de leurs défunts collègues, et en revendiquaient le privilège, tous redoutaient le jour où ce serait à eux d’approvisionner leurs concurrents.
Ces hommes étaient donc souvent des solitaires, qui ne se fréquentaient jamais les uns les autres et ne se croisaient que dans les cimetières, à la tombée de la nuit. Il n’était pas rare que les plus pauvres, les plus malintentionnés, ou ceux qui n’avaient plus d’articles en magasin, dénonçassent leurs confrères.
C’est d’ailleurs ce qui venait d’arriver à notre marchand, et ce pour une raison très particulière : il avait eu la chance (ou plutôt la déveine) de mettre la main, sur une véritable relique. Cela avait provoqué la jalousie et le ressentiment de toute la profession, ainsi que la colère de l’Église. Averti de la venue imminente des Templiers, Massada avait quitté précipitamment sa petite boutique de Nazareth et s’était éclipsé avec femme et bagages.
Massada tenait son nom d’une forteresse bâtie jadis par Hérode le Grand, où s’étaient réfugiés les zélotes après la prise de Jérusalem et l’incendie du Temple par les Romains. Son père l’avait baptisé ainsi parce que Massada, dont le nanisme s’était vu dès la naissance, était pour lui « comme le peuple juif » : un nain par rapport aux autres, mais d’un courage et d’une force sans égal. En vérité, Massada aurait dû plutôt être surnommé « Massada le Petit », car il était comme Bilis, le roi des Antipodes : peureux, lâche, veule, préférant compter ses deniers plutôt que les coups, et se rangeant toujours à l’avis du plus fort. Il avait sur sa profession une opinion bien arrêtée. Il se disait « ami des arts » et « souscripteur des religions ». Il tenait d’ailleurs ce discours à tous les acheteurs qui venaient dans sa petite boutique de Nazareth, et se plaignait régulièrement de ce qu’il n’y ait pas plus de cultes sur terre. « J’adore les dieux, je me sens proche de toutes les religions, l’ami de tous les apôtres », répétait-il à l’envi. « Quand un prêtre vous bénit, que vous reste-t-il ensuite ? Rien. Quand vous m’achetez une relique, vous acquérez – mieux qu’un objet – ce qui fera l’admiration de tous vos vrais amis et excitera la jalousie des autres : un sauf-conduit pour le paradis, une patente de l’accès privilégié qui vous y est réservé. » (Ce discours était d’ailleurs en parfait accord avec la tradition, qui voulait que saint Pierre fût le saint patron des marchands de reliques.)
Né pauvre en 1135, Massada avait acquis une jolie fortune grâce au juteux commerce des reliques – vendues à des clients chaque année plus nombreux depuis que Nazareth avait été prise, en 1099, par les Francs. Un contrat
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