Les Confessions
voulu dans
Chambéri. Cela valait mieux que d'être un bel esprit pour elle et
un serpent pour le reste du pays.
Quoi qu'il en soit, maman vit que pour m'arracher au péril de ma
jeunesse il était temps de me traiter en homme; et c'est ce qu'elle
fit, mais de la façon la plus singulière dont jamais femme se soit
avisée en pareille occasion. Je lui trouvai l'air plus grave et le
propos plus moral qu'à son ordinaire. A la gaieté folâtre dont elle
entremêlait ordinairement ses instructions, succéda tout à coup un
ton toujours soutenu, qui n'était ni familier ni sévère, mais qui
semblait préparer une explication. Après avoir cherché vainement en
moi-même la raison de ce changement, je la lui demandai; c'était ce
qu'elle attendait. Elle me proposa une promenade au petit jardin
pour le lendemain: nous y fûmes dès le matin. Elle avait pris ses
mesures pour qu'on nous laissât seuls toute la journée: elle
l'employa à me préparer aux bontés qu'elle voulait avoir pour moi,
non, comme une autre femme, par du manège et des agaceries, mais
par des entretiens pleins de sentiment et de raison, plus faits
pour m'instruire que pour me séduire, et qui parlaient plus à mon
cœur qu'à mes sens. Cependant, quelque excellents et utiles que
fussent les discours qu'elle me tint, et quoiqu'ils ne fussent rien
moins que froids et tristes, je n'y fis pas toute l'attention
qu'ils méritaient, et je ne les gravai pas dans ma mémoire comme
j'aurais fait dans tout autre temps. Son début, cet air de
préparatif m'avait donné de l'inquiétude: tandis qu'elle parlait,
rêveur et distrait malgré moi, j'étais moins occupé de ce qu'elle
disait que de chercher à quoi elle en voulait venir; et sitôt que
je l'eus compris, ce qui ne me fut pas facile, la nouveauté de
cette idée, qui depuis que je vivais auprès d'elle ne m'était pas
venue une seule fois dans l'esprit, m'occupant alors tout entier,
ne me laissa plus le maître de penser à ce qu'elle me disait. Je ne
pensais qu'à elle, et je ne l'écoutais pas.
Vouloir rendre les jeunes gens attentifs à ce qu'on leur veut
dire, en leur montrant au bout un objet très intéressant pour eux,
est un contresens très ordinaire aux instituteurs, et que je n'ai
pas évité moi-même dans mon Émile. Le jeune homme, frappé de
l'objet qu'on lui présente, s'en occupe uniquement, et saute à
pieds joints par-dessus vos discours préliminaires pour aller
d'abord où vous le menez trop lentement à son gré. Quand on veut le
rendre attentif, il ne faut pas se laisser pénétrer d'avance; et
c'est en quoi maman fut maladroite. Par une singularité qui tenait
à son esprit systématique, elle prit la précaution très vaine de
faire ses conditions; mais sitôt que j'en vis le prix, je ne les
écoutai pas même, et je me dépêchai de consentir à tout. Je doute
même qu'en pareil cas il y ait sur la terre entière un homme assez
franc ou assez courageux pour oser marchander, et une seule femme
qui pût pardonner de l'avoir fait. Par suite de la même bizarrerie,
elle mit à cet accord les formalités les plus graves, et me donna
pour y penser huit jours, dont je l'assurai faussement que je
n'avais pas besoin: car, pour comble de singularité, je fus très
aise de les avoir, tant la nouveauté de ces idées m'avait frappé,
et tant je sentais un bouleversement dans les miennes qui me
demandait du temps pour les arranger!
On croira que ces huit jours me durèrent huit siècles: tout au
contraire, j'aurais voulu qu'ils les eussent durés en effet. Je ne
sais comment décrire l'état où je me trouvais, plein d'un certain
effroi mêlé d'impatience, redoutant ce que je désirais, jusqu'à
chercher quelquefois tout de bon dans ma tête quelque honnête moyen
d'éviter d'être heureux. Qu'on se représente mon tempérament ardent
et lascif, mon sang enflammé, mon cœur enivré d'amour, ma vigueur,
ma santé, mon âge. Qu'on pense que dans cet état, altéré de la soif
des femmes, je n'avais encore approché d'aucune; que l'imagination,
le besoin, la vanité, la curiosité se réunissaient pour me dévorer
de l'ardent désir d'être homme et de le paraître. Qu'on ajoute
surtout (car c'est ce qu'il ne faut pas qu'on oublie) que mon vif
et tendre attachement pour elle, loin de s'attiédir, n'avait fait
qu'augmenter de jour en jour; que je n'étais bien qu'auprès d'elle;
que je ne m'en éloignais que pour y penser; que j'avais le cœur
plein, non seulement de ses bontés, de son
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