Les Confessions
pour
l'autre, fut presque aussitôt oublié qu'arrivé.
Quoique ce malheur m'eût refroidi sur mes projets de musique, je
ne laissais pas d'étudier toujours mon Rameau; et, à force
d'efforts, je parvins enfin à l'entendre et à faire quelques petits
essais de composition, dont le succès m'encouragea. Le comte de
Bellegarde, fils du marquis d'Antremont, était revenu de Dresde
après la mort du roi Auguste. Il avait vécu longtemps à Paris: il
aimait extrêmement la musique, et avait pris en passion celle de
Rameau. Son frère, le comte de Nangis, jouait du violon, madame la
comtesse de la Tour, leur sœur, chantait un peu. Tout cela mit à
Chambéri la musique à la mode, et l'on établit une manière de
concert public, dont on voulut d'abord me donner la direction: mais
on s'aperçut bientôt qu'elle passait mes forces, et l'on s'arrangea
autrement. Je ne laissais pas d'y donner quelques petits morceaux
de ma façon, et entre autres une cantate qui plut beaucoup. Ce
n'était pas une pièce bien faite, mais elle était pleine de chants
nouveaux et de choses d'effet que l'on n'attendait pas de moi. Ces
messieurs ne purent croire que, lisant si mal la musique, je fusse
en état d'en composer de passable, et ils ne doutèrent pas que je
ne me fusse fait honneur du travail d'autrui. Pour vérifier la
chose, un matin M. de Nangis vint me trouver avec une cantate de
Clérambault, qu'il avait transposée, disait-il, pour la commodité
de la voix, et à laquelle il fallait faire une autre basse, la
transposition rendant celle de Clérambault impraticable sur
l'instrument. Je répondis que c'était un travail considérable, et
qui ne pouvait être fait sur-le-champ. Il crut que je cherchais une
défaite, et me pressa de lui faire au moins la basse d'un
récitatif. Je la fis donc, mal sans doute, parce qu'en toute chose
il me faut, pour bien faire, mes aises et ma liberté; mais je la
fis du moins dans les règles: et comme il était présent, il ne put
douter que je ne susse les éléments de la composition. Ainsi je ne
perdis pas mes écolières, mais je me refroidis un peu sur la
musique, voyant que l'on faisait un concert et que l'on s'y passait
de moi.
Ce fut à peu près dans ce temps-là que, la paix étant faite,
l'armée française repassa les monts. Plusieurs officiers vinrent
voir maman, entre autres M. le comte de Lautrec, colonel du
régiment d'Orléans, depuis plénipotentiaire à Genève, et enfin
maréchal de France, auquel elle me présenta. Sur ce qu'elle lui
dit, il parut s'intéresser beaucoup à moi, et me promit beaucoup de
choses dont il ne s'est souvenu que la dernière année de sa vie,
lorsque je n'avais plus besoin de lui. Le jeune marquis de
Sennecterre, dont le père était alors ambassadeur à Turin, passa
dans le même temps à Chambéri. Il dîna chez madame de Menthon: j'y
dînais aussi ce jour-là. Après le dîner il fut question de musique:
il la savait très bien. L'opéra de Jephté était alors dans sa
nouveauté; il en parla, on le fit apporter. Il me fit frémir en me
proposant d'exécuter à nous deux cet opéra; et, tout en ouvrant le
livre, il tomba sur ce morceau célèbre à deux chœurs: La terre,
l'enfer, le ciel même, Tout tremble devant le Seigneur. Il me dit:
Combien voulez-vous faire de parties? je ferai pour ma part ces
six-là. Je n'étais pas encore accoutumé à cette pétulance
française, et quoique j'eusse quelquefois ânonné des partitions, je
ne comprenais pas comment le même homme pouvait faire en même temps
six parties, ni même deux. Rien ne m'a plus coûté dans l'exercice
de la musique que de sauter ainsi légèrement d'une partie à
l'autre, et d'avoir l'oeil à la fois sur toute une partition. A la
manière dont je me tirai de cette entreprise, M. de Sennecterre dut
être tenté de croire que je ne savais pas la musique. Ce fut
peut-être pour vérifier ce doute qu'il me proposa de noter une
chanson qu'il voulait donner à mademoiselle de Menthon. Je ne
pouvais m'en défendre. Il chanta la chanson; je l'écrivis, même
sans le faire beaucoup répéter. Il la lut ensuite, et trouva, comme
il était vrai, qu'elle était très correctement notée. Il avait vu
mon embarras, il prit plaisir à faire valoir ce petit succès.
C'était pourtant une chose très simple. Au fond, je savais fort
bien la musique; je ne manquais que de cette vivacité du premier
coup d'oeil que je n'eus jamais sur rien, et qui ne s'acquiert en
musique que par une pratique
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