Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Les Confessions

Les Confessions

Titel: Les Confessions Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Jacques Rousseau
Vom Netzwerk:
vice naturel, à force de tourner et retourner cette idée,
je vis clair comme le jour que dans la plus charmante personne dont
je pusse me former l'image, je ne tenais dans mes bras qu'une
espèce de monstre, le rebut de la nature, des hommes et de l'amour.
Je poussai la stupidité jusqu'à lui parler de ce téton borgne. Elle
prit d'abord la chose en plaisantant, et, dans son humeur folâtre,
dit et fit des choses à me faire mourir d'amour; mais, gardant un
fonds d'inquiétude que je ne pus lui cacher, je la vis enfin
rougir, se rajuster, se redresser, et, sans dire un seul mot,
s'aller mettre à sa fenêtre. Je voulus m'y mettre à côté d'elle;
elle s'en ôta, fut s'asseoir sur un lit de repos, se leva le moment
d'après; et, se promenant par la chambre en s'éventant, me dit d'un
ton froid et dédaigneux: Zanetto, lascia le donne, e studia la
matematica.
    Avant de la quitter, je lui demandai pour le lendemain un autre
rendez-vous, qu'elle remit au troisième jour, en ajoutant, avec un
sourire ironique, que je devais avoir besoin de repos. Je passai ce
temps mal à mon aise, le cœur plein de ses charmes et de ses
grâces, sentant mon extravagance, me la reprochant, regrettant les
moments si mal employés, qu'il n'avait tenu qu'à moi de rendre les
plus doux de ma vie, attendant avec la plus vive impatience celui
d'en réparer la perte, et néanmoins inquiet encore, malgré que j'en
eusse, de concilier les perfections de cette adorable fille avec
l'indignité de son état. Je courus, je volai chez elle à l'heure
dite. Je ne sais si son tempérament ardent eût été plus content de
cette visite; son orgueil l'eût été du moins, et je me faisais
d'avance une jouissance délicieuse de lui montrer de toutes
manières comment je savais réparer mes torts. Elle m'épargna cette
épreuve. Le gondolier, qu'en abordant j'envoyai chez elle, me
rapporta qu'elle était partie la veille pour Florence. Si je
n'avais pas senti tout mon amour en la possédant, je le sentis bien
cruellement en la perdant. Mon regret insensé ne m'a point quitté.
Tout aimable, toute charmante qu'elle était à mes yeux, je pouvais
me consoler de la perdre; mais de quoi je n'ai pu me consoler, je
l'avoue, c'est qu'elle n'ait emporté de moi qu'un souvenir
méprisant.
    Voilà mes deux histoires. Les dix-huit mois que j'ai passés à
Venise ne m'ont fourni de plus à dire qu'un simple projet tout au
plus. Carrio était galant: ennuyé de n'aller toujours que chez des
filles engagées à d'autres, il eut la fantaisie d'en avoir une à
son tour; et, comme nous étions inséparables, il me proposa
l'arrangement, peu rare à Venise, d'en avoir une à nous deux. J'y
consentis. Il s'agissait de la trouver sûre. Il chercha tant, qu'il
déterra une petite fille de onze à douze ans, que son indigne mère
cherchait à vendre. Nous fûmes la voir ensemble. Mes entrailles
s'émurent en voyant cette enfant: elle était blonde et douce comme
un agneau; on ne l'aurait jamais crue Italienne. On vit pour très
peu de chose à Venise: nous donnâmes quelque argent à la mère, et
pourvûmes à l'entretien de la fille. Elle avait de la voix: pour
lui procurer un talent de ressource, nous lui donnâmes une épinette
et un maître à chanter. Tout cela nous coûtait à peine à chacun
deux sequins par mois, et nous en épargnait davantage en autres
dépenses; mais comme il fallait attendre qu'elle fût mûre, c'était
semer beaucoup avant que de recueillir. Cependant, contents d'aller
là passer les soirées, causer et jouer très innocemment avec cette
enfant, nous nous amusions plus agréablement peut-être que si nous
l'avions possédée: tant il est vrai que ce qui nous attache le plus
aux femmes est moins la débauche qu'un certain agrément de vivre
auprès d'elles! Insensiblement mon cœur s'attachait à la petite
Anzoletta, mais d'un attachement paternel, auquel les sens avaient
si peu de part, qu'à mesure qu'il augmentait il m'aurait été moins
possible de les y faire entrer; et je sentais que j'aurais eu
horreur d'approcher cette fille devenue nubile comme d'un inceste
abominable. Je voyais les sentiments du bon Carrio prendre, à son
insu, le même tour. Nous nous ménagions, sans y penser, des
plaisirs non moins doux, mais bien différents de ceux dont nous
avions d'abord eu l'idée; et je suis certain que, quelque belle
qu'eût pu devenir cette pauvre enfant, loin d'être jamais les
corrupteurs de son innocence, nous en aurions été les

Weitere Kostenlose Bücher