Les Confessions
m'apporterait les livres, sans être obligé jamais à
aucun voyage de Paris, pas même pour faire au magistrat une visite
de remerciement. J'entrais par là dans une société de gens de
lettres du premier mérite, MM. de Mairan, Clairaut, de Guignes et
l'abbé Barthélemy, dont la connaissance était déjà faite avec les
deux premiers, et très bonne à faire avec les deux autres. Enfin,
pour un travail si peu pénible, et que je pouvais faire si
commodément, il y avait un honoraire de huit cents francs attaché à
cette place. Je délibérai quelques heures avant que de me
déterminer, et je puis jurer que ce ne fut que par la crainte de
fâcher Margency et de déplaire à M. de Malesherbes. Mais enfin la
gêne insupportable de ne pouvoir travailler à mon heure et d'être
commandé par le temps, bien plus encore la certitude de mal remplir
les fonctions dont il fallait me charger, l'emportèrent sur tout,
et me déterminèrent à refuser une place pour laquelle je n'étais
pas propre. Je savais que tout mon talent ne venait que d'une
certaine chaleur d'âme sur les matières que j'avais à traiter, et
qu'il n'y avait que l'amour du grand, du vrai, du beau, qui pût
animer mon génie. Et que m'auraient importé les sujets de la
plupart des livres que j'aurais à extraire, et les livres mêmes?
Mon indifférence pour la chose eût glacé ma plume et abruti mon
esprit. On s'imaginait que je pouvais écrire par métier, comme tous
les autres gens de lettres, au lieu que je ne sus jamais écrire que
par passion. Ce n'était assurément pas là ce qu'il fallait au
Journal des savants. J'écrivis donc à Margency une lettre de
remerciement, tournée avec toute l'honnêteté possible, dans
laquelle je lui fis si bien le détail de mes raisons, qu'il ne se
peut pas que ni lui, ni M. de Malesherbes, aient cru qu'il entrât
ni humeur ni orgueil dans mon refus. Aussi l'approuvèrent-ils l'un
et l'autre, sans m'en faire moins bon visage; et le secret fut si
bien gardé sur cette affaire, que le public n'en a jamais eu le
moindre vent.
Cette proposition ne venait pas dans un moment favorable pour me
la faire agréer; car depuis quelque temps je formais le projet de
quitter tout à fait la littérature, et surtout le métier d'auteur.
Tout ce qui venait de m'arriver m'avait absolument dégoûté des gens
de lettres, et j'avais éprouvé qu'il était impossible de courir la
même carrière, sans avoir quelques liaisons avec eux. Je ne l'étais
guère moins des gens du monde, et en général de la vie mixte que je
venais de mener, moitié à moi-même, et moitié à des sociétés pour
lesquelles je n'étais point fait. Je sentais plus que jamais, et
par une constante expérience, que toute association inégale est
toujours désavantageuse au parti faible. Vivant avec des gens
opulents, et d'un autre état que celui que j'avais choisi, sans
tenir maison comme eux, j'étais obligé de les imiter en bien des
choses; et des menues dépenses, qui n'étaient rien pour eux,
étaient pour moi non moins ruineuses qu'indispensables. Qu'un autre
homme aille dans une maison de campagne, il est servi par son
laquais, tant à table que dans sa chambre: il l'envoie chercher
tout ce dont il a besoin; n'ayant rien à faire directement avec les
gens de la maison, ne les voyant même pas, il ne leur donne des
étrennes que quand et comme il lui plaît: mais moi, seul, sans
domestique, j'étais à la merci de ceux de la maison, dont il
fallait nécessairement capter les bonnes grâces, pour n'avoir pas
beaucoup à souffrir; et, traité comme l'égal de leur maître, il en
fallait aussi traiter les gens comme tel, et même faire pour eux
plus qu'un autre, parce qu'en effet j'en avais bien plus besoin.
Passe encore quand il y a peu de domestiques; mais dans les maisons
où j'allais il y en avait beaucoup, tous très rogues, très fripons,
très alertes, j'entends pour leur intérêt; et les coquins savaient
faire en sorte que j'avais successivement besoin de tous. Les
femmes de Paris, qui ont tant d'esprit, n'ont aucune idée juste sur
cet article; et, à force de vouloir économiser ma bourse, elles me
ruinaient. Si je soupais en ville un peu loin de chez moi, au lieu
de souffrir que j'envoyasse chercher un fiacre, la dame de la
maison faisait mettre les chevaux pour me ramener; elle était fort
aise de m'épargner les vingt-quatre sous du fiacre: quant à l'écu
que je donnais au laquais et au cocher, elle n'y songeait pas. Une
femme
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