Les Confessions
m'écrivait-elle de Paris à l'Ermitage, ou à Montmorency:
ayant regret aux quatre sous de port que sa lettre m'aurait coûté,
elle me l'envoyait par un de ses gens, qui arrivait à pied tout en
nage, et à qui je donnais à dîner, et un écu qu'il avait assurément
bien gagné. Me proposait-elle d'aller passer huit ou quinze jours
avec elle à sa campagne, elle se disait en elle-même: Ce sera
toujours une économie pour ce pauvre garçon; pendant ce temps-là,
sa nourriture ne lui coûtera rien. Elle ne songeait pas qu'aussi,
durant ce temps-là, je ne travaillais point; que mon ménage, et mon
loyer, et mon linge, et mes habits, n'en allaient pas moins; que je
payais mon barbier à double, et qu'il ne laissait pas de m'en
coûter chez elle plus qu'il ne m'en aurait coûté chez moi. Quoique
je bornasse mes petites largesses aux seules maisons où je vivais
d'habitude, elles ne laissaient pas de m'être ruineuses. Je puis
assurer que j'ai bien versé vingt-cinq écus chez madame d'Houdetot
à Eaubonne, où je n'ai couché que quatre ou cinq fois, et plus de
cent pistoles tant à Épinay qu'à la Chevrette, pendant les cinq ou
six ans que j'y fus le plus assidu. Ces dépenses sont inévitables
pour un homme de mon humeur, qui ne sait se pourvoir de rien, ni
s'ingénier sur rien, ni supporter l'aspect d'un valet qui grogne,
et qui vous sert en rechignant. Chez madame Dupin même, où j'étais
de la maison, et où je rendais mille services aux domestiques, je
n'ai jamais reçu les leurs qu'à la pointe de mon argent. Dans la
suite, il a fallu renoncer tout à fait à ces petites libéralités,
que ma situation ne m'a plus permis de faire; et c'est alors qu'on
m'a fait sentir bien plus durement encore l'inconvénient de
fréquenter des gens d'un autre état que le sien.
Encore si cette vie eût été de mon goût, je me serais consolé
d'une dépense onéreuse, consacrée à mes plaisirs: mais se ruiner
pour s'ennuyer est trop insupportable; et j'avais si bien senti le
poids de ce train de vie, que, profitant de l'intervalle de liberté
où je me trouvais pour lors, j'étais déterminé à le perpétuer, à
renoncer totalement à la grande société, à la composition des
livres, à tout commerce de littérature, et à me renfermer, pour le
reste de mes jours, dans la sphère étroite et paisible pour
laquelle je me sentais né.
Le produit de la Lettre à d'Alembert et de la Nouvelle Héloïse
avait un peu remonté mes finances, qui s'étaient fort épuisées à
l'Ermitage. Je me voyais environ mille écus devant moi. L'Émile,
auquel je m'étais mis tout de bon quand j'eus achevé l'Héloïse,
était fort avancé, et son produit devait au moins doubler cette
somme. Je formai le projet de placer ce fonds de manière à me faire
une petite rente viagère, qui pût, avec ma copie, me faire
subsister sans plus écrire. J'avais encore deux ouvrages sur le
chantier. Le premier était mes Institutions politiques. J'examinai
l'état de ce livre, et je trouvai qu'il demandait encore plusieurs
années de travail. Je n'eus pas le courage de le poursuivre et
d'attendre qu'il fût achevé, pour exécuter ma résolution. Ainsi,
renonçant à cet ouvrage, je résolus d'en tirer tout ce qui pouvait
se détacher, puis de brûler tout le reste; et, poussant ce travail
avec zèle, sans interrompre celui de l'Émile, je mis, en moins de
deux ans, la dernière main au Contrat social.
Restait le Dictionnaire de musique. C'était un travail de
manœuvre, qui pouvait se faire en tout temps, et qui n'avait pour
objet qu'un produit pécuniaire. Je me réservai de l'abandonner, ou
de l'achever à mon aise, selon que mes autres ressources
rassemblées me rendraient celle-là nécessaire ou superflue. A
l'égard de la Morale sensitive, dont l'entreprise était restée en
esquisse, je l'abandonnai totalement.
Comme j'avais en dernier projet, si je pouvais me passer tout à
fait de la copie, celui de m'éloigner de Paris, où l'affluence des
survenants rendait ma subsistance coûteuse, et m'ôtait le temps d'y
pourvoir, pour prévenir dans ma retraite l'ennui dans lequel on dit
que tombe un auteur quand il a quitté la plume, je me réservais une
occupation qui pût remplir le vide de ma solitude, sans me tenter
de plus rien faire imprimer de mon vivant. Je ne sais par quelle
fantaisie Rey me pressait depuis longtemps d'écrire les Mémoires de
ma vie. Quoiqu'ils ne fussent pas jusqu'alors fort intéressants par
les faits, je sentis qu'ils
Weitere Kostenlose Bücher