Les Confessions
rassemblé la plupart des lettres qui me furent écrites sur
cet ouvrage, dans une liasse qui est entre les mains de madame de
Nadaillac. Si jamais ce recueil paraît, on y verra des choses bien
singulières, et une opposition de jugement qui montre ce que c'est
que d'avoir affaire au public. La chose qu'on y a le moins vue, et
qui en fera toujours un ouvrage unique, est la simplicité du sujet
et la chaîne de l'intérêt, qui, concentré entre trois personnes, se
soutient durant six volumes, sans épisode, sans aventure
romanesque, sans méchanceté d'aucune espèce, ni dans les
personnages, ni dans les actions. Diderot a fait de grands
compliments à Richardson sur la prodigieuse variété de ses tableaux
et sur la multitude de ses personnages. Richardson a, en effet, le
mérite de les avoir tous bien caractérisés; mais quant à leur
nombre, il a cela de commun avec les plus insipides romanciers, qui
suppléent à la stérilité de leurs idées à force de personnages et
d'aventures. Il est aisé de réveiller l'attention en présentant
incessamment et des événements inouïs et de nouveaux visages, qui
passent comme les figures de la lanterne magique; mais de soutenir
toujours cette attention sur les mêmes objets, et sans aventures
merveilleuses, cela, certainement, est plus difficile; et si, toute
chose égale, la simplicité du sujet ajoute à la beauté de
l'ouvrage, les romans de Richardson, supérieurs à tant d'autres
choses ne sauraient, sur cet article, entrer en parallèle avec le
mien. Il est mort cependant, je le sais, et j'en sais la cause;
mais il ressuscitera.
Toute ma crainte était qu'à force de simplicité ma marche ne fût
ennuyeuse, et que je n'eusse pu nourrir assez l'intérêt pour le
soutenir jusqu'au bout. Je fus rassuré par un fait qui, seul, m'a
plus flatté que tous les compliments qu'a pu m'attirer cet
ouvrage.
Il parut au commencement du carnaval. Un colporteur le porta à
madame la princesse de Talmont, un jour de bal de l'Opéra. Après
souper, elle se fit habiller pour y aller, et en attendant l'heure,
elle se mit à lire le nouveau roman. A minuit, elle ordonna qu'on
mît ses chevaux, et continua de lire. On vint lui dire que ses
chevaux étaient mis; elle ne répondit rien. Ses gens, voyant
qu'elle s'oubliait, vinrent l'avertir qu'il était deux heures. Rien
ne presse encore, dit-elle en lisant toujours. Quelque temps après,
sa montre étant arrêtée, elle sonna pour savoir quelle heure il
était. On lui dit qu'il était quatre heures. Cela étant, dit-elle,
il est trop tard pour aller au bal; qu'on ôte mes chevaux. Elle se
fit déshabiller et passa le reste de la nuit à lire.
Depuis qu'on me raconta ce trait, j'ai toujours désiré de voir
madame de Talmont, non seulement pour savoir d'elle-même s'il est
exactement vrai, mais aussi parce que j'ai toujours cru qu'on ne
pouvait prendre un intérêt si vif à l'Héloïse, sans avoir ce
sixième sens, ce sens moral, dont si peu de cœurs sont doués, et
sans lequel nul ne saurait entendre le mien.
Ce qui me rendit les femmes si favorables fut la persuasion où
elles furent que j'avais écrit ma propre histoire, et que j'étais
moi-même le héros de ce roman. Cette croyance était si bien
établie, que madame de Polignac écrivit à madame de Verdelin, pour
la prier de m'engager à lui laisser voir le portrait de Julie. Tout
le monde était persuadé qu'on ne pouvait exprimer si vivement des
sentiments qu'on n'aurait point éprouvés, ni peindre ainsi les
transports de l'amour, que d'après son propre cœur. En cela l'on
avait raison, et il est certain que j'écrivis ce roman dans les
plus brûlantes extases; mais on se trompait en pensant qu'il avait
fallu des objets réels pour les produire: on était loin de
concevoir à quel point je puis m'enflammer pour des êtres
imaginaires. Sans quelques réminiscences de jeunesse et madame
d'Houdetot, les amours que j'ai sentis et décrits n'auraient été
qu'avec des sylphides. Je ne voulus ni confirmer ni détruire une
erreur qui m'était avantageuse. On peut voir dans la préface en
dialogue, que je fis imprimer à part, comment je laissai là-dessus
le public en suspens. Les rigoristes disent que j'aurais dû
déclarer la vérité tout rondement. Pour moi, je ne vois pas ce qui
m'y pouvait obliger, et je crois qu'il y aurait eu plus de bêtise
que de franchise à cette déclaration faite sans nécessité.
A peu près dans le même temps parut la Paix perpétuelle,
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