Les Conjurés De Pierre
affligé d’un pied-bot faire plusieurs fois le tour de la cathédrale en bondissant.
Nul n’osa plus se hasarder à l’intérieur de la majestueuse église jusqu’à ce que l’évêque Wilhelm ne vienne, en invoquant le Tout-Puissant, asperger les lieux d’eau bénite à l’aide d’un goupillon en fins poils de blaireau.
La rumeur allait bon train en aval sur les rives du Rhin. Les maçons, les sculpteurs et les tailleurs de pierre cherchaient à élucider rationnellement ces phénomènes incompréhensibles lorsqu’ils se reproduisirent dans d’autres villes. À Cologne, où maître Arnold bâtissait une cathédrale sur le modèle de celle d’Amiens, les statues de Marie et de Pierre ornant les piliers, ainsi que celles des Apôtres, auxquels l’édifice en cours d’achèvement était consacré, se mirent une nuit à trembler. Gémissant de douleur, ployant sous leur propre poids, elles basculèrent de leur socle et tournoyèrent avant de tomber la tête la première dans le vide – pas simultanément comme lorsque la terre tremble, mais méthodiquement, l’une après l’autre, comme si elles s’étaient passées la consigne.
Le premier tailleur de pierre, qui franchit au matin le seuil de la cathédrale après cette tragique nuit, eut une vision apocalyptique.
Des bras, des jambes et des têtes arborant encore le sourire que des efforts inimaginables avaient arraché à la pierre, gisaient épars sur le sol comme des morceaux de viande sur l’étal d’un marché.
Bien que ces hommes aient été réputés pour leur caractère trempé, ils furent anéantis et versèrent des larmes de dépit. Certains scrutaient anxieusement les alentours, persuadés que Satan, dans sa perfidie, se cachait derrière un pilier et qu’il allait bondir en ricanant de sa voix sépulcrale.
En menant des investigations plus approfondies, les tailleurs de pierre découvrirent dans les décombres une petite fortune en pièces d’or. Ils y virent la preuve irréfutable de l’intervention du diable, puisque celui-ci payait toujours en espèces sonnantes et trébuchantes. Horrifiés et dégoûtés, les hommes regardèrent à distance les pièces étincelantes, et pas un n’osa s’approcher de l’or satanique.
L’évêque arriva à son tour dans une tenue débraillée et légère comme s’il venait de sortir des bras d’une courtisane. Il marmonna quelques prières à voix basse – ou bien était-ce quelques jurons ? –, et écarta les curieux pour voir les dégâts.
Apercevant les pièces, il se pencha pour les ramasser et les fit disparaître l’une après l’autre dans les poches de sa soutane. Il balaya d’un brusque revers de la main les inquiétudes des tailleurs de pierre, pour qui il s’agissait de l’argent du diable, en leur faisant remarquer que l’argent n’a pas d’odeur.
Niant l’intervention du diable dans ce lieu, il affirma avoir lui-même, années après années, fait emmurer les pièces dans le socle de saint Pierre pour laisser un témoignage à la postérité.
Évidemment, personne ne se laissa duper. La cupidité de l’évêque était notoire. Nul n’avait été surpris de le voir faire main basse sur les deniers sataniques.
Trois jours plus tard, des marchands abordèrent les rives du Rhin, en rapportant que le diable avait saccagé cette fois la cathédrale de Ratisbonne dont la construction était encore plus avancée.
Toutes sortes de bruits couraient dans la ville. Les bourgeois évitaient désormais les abords de la cathédrale au cœur de la cité. Ils craignaient de tomber nez à nez sur le diable en personne. Certains d’entre eux osaient à peine respirer, car ils imputaient aux miasmes putrides du diable l’odeur pestilentielle qui viciait depuis des semaines l’air des ruelles étroites. En pénétrant dans leur poitrine, ces exhalaisons corroderaient leur âme comme quelque purgatif violent administré par un alchimiste.
Quoique revêtus des sacrements de l’église, une douzaine de pieux bourgeois de Ratisbonne passèrent de vie à trépas. Parmi eux se trouvaient quatre nonnes de la congrégation de Niedermünster, installée à deux pas de la cathédrale ; elles avaient préféré étouffer plutôt que d’inspirer l’air ayant transité par les poumons de Lucifer.
Les autres nonnes de Niedermünster étaient désormais constamment sur le qui-vive. Elles se tenaient, nuit et jour, en prière dans l’espoir de maintenir les exhalaisons
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