Les Conjurés De Pierre
démoniaques hors de leurs murs.
Elles faisaient brûler de l’encens dans un chaudron percé de trous, suspendu au sommet de la coupole de leur église, dont elles entretenaient en permanence l’ample mouvement pendulaire.
L’épaisse fumée répandue par cet encensoir, pesant au moins un demi-quintal, enveloppait les pieuses femmes d’un nuage opaque qui les empêchait de lire leur livre d’Heures. Quelques-unes s’évanouirent en respirant cet air purgé du souffle diabolique, d’autres perdirent le sens de l’orientation et se mirent à errer sans but dans les rues, d’autres encore sombrèrent dans l’inconscience – le diable avait indubitablement sévi à Niedermünster…
La répétition d’incidents étranges dans la cathédrale déclencha un mouvement d’hystérie qui toucha même les bourgeois les plus sérieux.
Les colporteurs de ces nouvelles étaient bien en peine de transmettre la réalité des faits que l’on déforme, comme tout le monde le sait, à mesure qu’on s’éloigne du lieu où ils se sont produits.
Ainsi, un marchand de fourrure de Cologne prétendit avoir vu la tour septentrionale de la cathédrale de Ratisbonne s’enfoncer de plusieurs mètres dans le sol en l’espace d’une seule nuit.
Un saltimbanque jurait sur la tête de sa vieille mère que le porche ouest de la cathédrale, qui était évidemment en pierre, avait fondu comme de la cire.
En réalité, une des pierres de soutènement avait disparu un matin et n’était jamais réapparue. Force fut aussi de constater que la clef de voûte de la coupole n’était plus là. L’absence de cet unique linteau aurait dû provoquer l’effondrement du dôme.
Grâce à l’intervention rapide et aux compétences de l’architecte, on avait pu éviter la catastrophe.
Les nouvelles déferlaient : des incidents analogues s’étaient produits dans les cathédrales de Mayence et de Prague, dans l’église de la Vierge Marie à Dantzig ainsi que dans l’église Notre-Dame à Nuremberg.
À Reims et à Chartres, les colonnes et les piliers chancelèrent, une main invisible arracha de la maçonnerie chapiteaux et balustres avant de les projeter à terre. Des voyageurs rapportaient qu’à Burgos, Tolède, Salisbury et Canterbury, des hommes avaient péri, ensevelis sous les chutes de pierres.
Ce fut une époque florissante pour les prédicateurs qui parcoururent le pays. Ils gémissaient, accusaient et, le doigt pointé vers le ciel, annonçaient au peuple la vallée de larmes qui serait dorénavant son destin. Ils dénonçaient l’action pernicieuse du diable : après la luxure, il avait maintenant insinué le fléau de l’orgueil dans le cœur des hommes.
Du reste, le Seigneur Dieu lui laissait entière liberté d’agir afin de juguler la vanité humaine. Ces phénomènes mystérieux étaient autant de coups de semonce du Tout-Puissant irrité par le faste et le luxe de ces grands édifices. Vanité que de croire les cathédrales de l’Occident construites pour l’éternité ! Tous ces accidents n’en apportaient-ils pas la preuve contraire ? Chaque jour, chaque heure pouvait voir l’effondrement d’une de ces grandes églises que Lucifer compissait.
Dans leurs discours enflammés, les prédicateurs n’épargnaient ni le peuple ni le clergé ; les évêques eux-mêmes n’en sortaient pas indemnes. Dans les parages de la cathédrale de Cologne, Gélase vitupérait contre le peuple impie, irresponsable et obsédé par le pouvoir et l’argent. Des femmes furent vouées aux gémonies pour s’être pavanées avec des robes dont la traîne rappelait la queue d’un paon. Si un tel appendice avait été nécessaire, Dieu en aurait pourvu lui-même ces créatures depuis l’origine.
Le haut clergé n’échappait pas à la commune bêtise quand il s’exhibait avec des chaussures jaunes, vertes ou rouges, allant même jusqu’à mettre une couleur différente à chaque pied.
Lorsque des moines ou de modestes curetons, sans même parler des évêques, s’adonnaient au plaisir de la chair avec des prostituées, au vu et au su de tous, ils faisaient alliance avec le diable et s’éloignaient du Tout-Puissant. Nul n’ignorait que l’évêque avait plus de vénération pour les seins de sa concubine que pour le Corps du Christ. Et lorsque trois papes rivalisaient pour le Saint-Siège en s’accusant d’hérésie et en se menaçant mutuellement d’excommunication, alors il fallait redouter
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