Les contrebandiers de l'ombre

mers, un brigantin retour de Charlestown, dans les Carolines.
    Ses voiles carrées étaient soigneusement serrées, et le grand mât se balançait majestueusement, dépouillé de ses larges formes blanches. Dans ce simple appareil, la figure de proue, une tête de dragon rouge et grimaçante, apparaissait bien dégagée, ainsi que sa queue, ses palmes dorées et sa langue pendante. Elle avait nargué de bien nombreux adversaires assez malchanceux pour tomber sur ce vaisseau et son capitaine, aventurier et corsaire, Dante Leighton. Pour ceux qui avaient essuyé les bordées du Dragon des mers, Leighton n'était qu'un terrible pirate et un contrebandier sans foi ni loi.
    Dante Leighton, pour ceux qui avaient davantage de curiosité, était plus qu'un simple routier des mers : c'était aussi le marquis de Jacobi, dernier survivant d'une famille jadis honorée, et propriétaire d'un fort ancien titre, respecté et porté par des hommes d'honneur assez courageux et impitoyables pour conquérir la grandeur et fonder une dynastie.
    Mais tout cela remontait à fort loin et, à présent, la gloire était aussi fanée que les fleurs à l'automne de cette année, quand le Dragon des mers et son capitaine revinrent à Londres.
    Dante Leighton était revenu pour réclamer tout ce que les pères de son père lui avaient légué.
    Car il était le seigneur et maître de Merdraco...
    Beaucoup de choses avaient changé en cet homme qui, il y avait si longtemps, s'était enfui d'Angleterre. Dante Leighton n'était plus le jeune lord déconsidéré qui avait dilapidé son héritage sur les tables de jeu.
    Ces excès avaient détruit très tôt la candeur de son adolescente beauté. Sans écouter les conseils de prudence, sans même un regard pour lui-même, il avait jeté jusqu'à sa dernière guinée dans cette course vers l'enfer. Trahi par sa conduite et abandonné par son confident, ruiné et déshonoré, Dante Leighton avait disparu dans la nuit, incapable de sauver les souvenirs de sa famille qui lui étaient les plus chers.
    Un homme sans éducation, assez rustre pour refuser la parole d'un gentilhomme, l'avait emmené à bord de son navire, la Perdita, pour qu'il remboursât sa dette en travaillant honnêtement.
    La Perdita du capitaine Sedgewick Christopher n'était pas un confortable vaisseau marchand, mais un corsaire de seize canons, muni d'une lettre de marque l'autorisant à attaquer tout ennemi de la Couronne. Avec un zèle et une efficacité incomparables, la Perdita avait mené la guerre de course tout au long de la guerre de Sept Ans.
    Dans cette tourmente, le jeune lord sans honneur comprit le sens de la vie, au moment même où il pouvait si facilement la perdre. Dante Leighton accepta sa destinée, persuadé que le jour de la vengeance se lèverait, et qu'il n'y aurait pas de quartier dans cette aventure.
    Les premières années en mer ne furent pas sans difficulté, mais un jeune homme comme Dante Leighton était prêt à tout supporter sans une plainte.
    Traité sans le moindre égard, il commença par fauberder le pont après la bataille, puis grimpa dans la mâture pour s'y geler les doigts comme n'importe quel gabier. Puis il fut canonnier, et chargea les canons pendant que l'équipage se préparait à l'abordage. Malgré sa fatigue, il luttait contre le sommeil dans son hamac, pour mûrir sa vengeance ultime, avec une volonté qui ne le trahissait jamais.
    Les années passèrent, et Dante gravit les échelons, gagna le respect des autres, pour arriver au poste de premier maître, responsable de l'équipage. Plus que cela, Dante Leighton gagna le respect et l'amitié de son capitaine, et pourtant Sedgewick Christopher était un homme avare de son amitié. Dur, voire odieux, selon certains, c'était un chef sur la dunette, et cela, il était impossible de ne pas le reconnaître.
    C'était un capitaine tyrannique, mais les hommes de la Perdita n’auraient jamais voulu naviguer avec quelqu'un d'autre que lui.
    Quand Christopher disparut au combat, tout l'équipage en fut profondément affecté, mais son second en souffrit certainement le plus. Le défunt capitaine avait légué à Dante les quelques biens qu'il avait en propre. Dans un vieux coffre de mer se trouvaient le sextant et le compas, attributs du commandement, et un portrait que Christopher avait gardé à l'abri et qui, autrefois, était la propriété des Leighton.
    C'était le portrait d'une femme d'une étonnante beauté, et d'un enfant. Les