Les contrebandiers de l'ombre
cheveux de lin, les yeux gris, cette femme était une vision éthérée d'or et d'albâtre, sortant de la brume marine.
Elle semblait prise entre ciel et mer, son esprit emporté par le vent vers un destin incertain.
L'enfant, à son côté, à peine âgé de dix ans, la regardait, ses yeux gris remplis d’admiration.
Sa petite main était perdue dans les plis soyeux de la robe de sa mère. C était le portrait de lady Elayne Jacobi et de son fils, Dante. Quand Dante Leighton tomba sur ce portrait qu'il croyait perdu à jamais, il comprit qu'il serait toujours le débiteur de son capitaine.
Dante lut la vérité dans le testament de Christopher ; tout venait de ce portrait. Rentrant d'une longue course, n'ayant personne pour l'attendre à terre, Sedgewick Christopher était tombé sur ce portrait en vente chez un marchand de Londres et avait eu le coup de foudre pour cette femme. Cet homme dégoûté de la vie était devenu amoureux d'une image, l’image d'une femme qu'il ne pourrait jamais posséder, qui était morte longtemps avant qu'il ne découvrît ce portrait. Fréquemment par la suite, il s'était interrogé sur l'étrange tristesse qu'on pouvait lire dans ces yeux gris si tendres. En silence, Dante Leighton parcourut le message hâtivement griffonné :
«... Maintenant que j'ai fait le grand plongeon, je crois que tu as droit à une explication. Sans que je comprenne le pourquoi et le comment, du reste... Peut-être était-ce le destin ? J'ai vu trop de choses étranges, et je ne me pose plus trop de questions...
« Tout ce que je sais, c'est ce que j'ai ressenti ce jour-là, il y a si longtemps, quand je suis passé devant la vitrine d'un magasin de Londres et que j'y ai vu le portrait d'une femme et d'un enfant. Je n'arrivais plus à m'en détacher. Impossible de me dégager de l'emprise de ces yeux gris, comme s'ils perçaient jusqu'au plus profond de mon âme. Ils me suppliaient, moi, Sedgewick Christopher, et personne d'autre. Soudain, j'ai senti que je pouvais faire quelque chose pour chasser la tristesse de ces yeux.
« C'était du gâtisme avant l'âge, et le marchand ne s'y trompa point, quand je lui demandai avec insistance qui était cette femme. Il me répondit que son nom était lady Elayne Jacobi, une dame de bonne naissance. Quand je découvris qu'elle était morte tragiquement quelques mois avant mon retour en Angleterre, j'eus l'impression que le monde s'effondrait. Le brave commerçant dut me croire fou, surtout quand je payai le prix exorbitant qu'il demandait pour ce tableau. Heureusement, il ne se rendit pas compte que j'en aurais offert dix fois plus.
« Sa bourse comblée, il fut ravi de me régaler de tous les ragots concernant les deux personnages du tableau. L'enfant au visage angélique, fils unique de la dame, était devenu le jeune lord le plus sauvage et déluré de Londres. Ce portrait avait été vendu pour payer ses dettes. Ma décision fut prise et, comme fou, je décidai de tuer le porc que je crus voir en toi.
Je comptais te provoquer en duel et t'expédier ad patres. Je voulais te tuer, mon vieux, mais quand je pris place en face de toi, à la table de jeu, et que ces yeux gris si semblables à ceux de la damé m'ont regardé, je la vis en toi et je ne pus faire du mal à son fils.
« Bien sûr, tu n'étais pas exactement ce que je croyais trouver. Cet orgueil était dans ton sang et je ne pouvais y voir une faute. En fait, tu jetais aux ordures le meilleur de toi-même. La mort était déjà ton ombre. Je t'aurais laissé à ton destin si je n'avais pu lire dans tes yeux. J'y ai lu le regret et la tristesse, et la même expression que dans les yeux de ta mère. C'était en soi assez mystérieux, car le tableau avait été peint longtemps avant que tu ne tombes au plus bas.
J'ai eu pitié cette nuit-là, et sans aucune raison. Je forgeai l'idée de te ramener à une vie décente... ou de te laisser au fond de la mer. J'ai eu des doutes pendant les premiers mois, tellement tu manquais de force de caractère. Puis tu as survécu... Elle aurait été fière de toi, dès ce moment. Je n'ai jamais eu l'honneur de la rencontrer, mais j'aimais la femme du portrait comme jamais je n'ai aimé quelqu'un d'autre. Un peu fou, ce rêve, niais j'ai vécu avec lui pendant de longues années et je ne voudrais pas les recommencer différemment.
« Je ne regrette qu'une chose : en cachant ce portrait, j'ai abusé de ta confiance en me convainquant que je faisais cela pour
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