Les Dames du Graal
souveraineté.
Évidemment, dans le contexte très clérical du récit de Perlesvaux , la signification du mythe est inversée. Au cours de ses errances, Gauvain se retrouve chez un ermite qui va lui fournir quelques éléments de réponse aux questions qu’il se pose à propos de la Demoiselle Chauve et de son étrange équipage. On apprend ainsi que les deux têtes que portent deux des jeunes femmes, celle d’un roi et celle d’une reine, représentent Adam et Ève, cette dernière ayant trahi Adam et étant responsable de la mort de tous les humains que sont les têtes des chevaliers morts. Mais il y a une différence entre ces têtes : « Les têtes des chevaliers scellées d’or représentent la Nouvelle Religion (le Christianisme), celles scellées d’argent les Juifs, celles scellées de plomb la fausse religion des musulmans. » Et si les chevaliers noirs du château de l’Ermite Noir se sont emparés des têtes, c’est parce que l’Ermite Noir, « c’est Lucifer, qui règne sur l’Enfer comme il voulait régner sur le paradis », et que tous les humains, avant la Rédemption, sont allés en Enfer. Il y a bien entendu confusion entre Lucifer et Satan, considérés ici comme une seule et unique entité alors que, théologiquement et métaphysiquement, ils recouvrent chacun une notion spécifique, Satan étant le Mal Absolu, et Lucifer la Révolte.
Quant à la Demoiselle Chauve, selon les réponses de l’ermite à Gauvain, elle « représente la Fortune, qui était chauve avant que Notre-Seigneur soit crucifié, et qui ne porta de cheveux que lorsqu’il eut racheté son peuple par son sang et par sa mort. Le char qu’elle conduit représente sa roue, car de même que le char avance sur ses roues, de la même façon elle mène le monde » ( ibid. ). C’est reconnaître l’importance de cette Demoiselle Chauve qui, loin d’être une simple exécutante, est ainsi hissée, sous l’appellation classique de « Fortune », au rang de déesse primordiale, ce qu’est en réalité la Pistis Sophia des Gnostiques.
Dans le cours du récit de Perlesvaux , la Demoiselle Chauve apparaît quelquefois aux uns et aux autres des chevaliers engagés dans la quête, et elle fait savoir, par des messagers, au héros ici appelé Perlesvaux qu’elle l’attend devant le château de l’Ermite Noir. Après avoir triomphé de nombreuses épreuves, démontrant ainsi qu’il est le « Bon Chevalier » que tous espéraient, il se retrouve dans « la redoutable forêt de l’Ermite Noir, dont la hideur est si grande qu’hiver comme été l’on n’y voit ni feuille ni verdure, l’on n’y entend nul chant d’oiseau, la terre y est aride et brûlée, toute parcourue de profondes crevasses » ( ibid. ). La Demoiselle Chauve est là, devant le château, mais elle ne mérite plus son nom, car elle a retrouvé sa chevelure. Et elle explique à Perlesvaux que cette « renaissance » est due à sa vaillance et à son courage : il ne lui reste plus maintenant qu’à combattre l’Ermite Noir pour mettre fin aux sortilèges maudits qui pesaient sur le pays.
Perlesvaux triomphe bien sûr de cette ultime épreuve. Dans le contexte chrétien, on comprend qu’il chasse Satan-Lucifer de cet antre dans lequel il enfermait les humains, libérant ceux-ci de toutes les contraintes qui en faisaient des esclaves. Mais si l’on discerne le substrat « païen » qui sous-tend le récit, on s’aperçoit que l’Ermite Noir n’est autre que le magicien maudit Klingsor, que Wolfram avait introduit dans le récit des aventures de Gauvain et dont Wagner a accentué le caractère démoniaque dans son Parsifal . Et surtout, si l’on inverse les critères d’interprétation des personnages du récit, on retrouve le schéma gnostique : le héros, qu’il soit Perceval, qu’il soit Perlesvaux – et plus tard Galaad dans la version dite cistercienne –, réussit à vaincre l’ usurpateur et rend ainsi toute sa puissance et toute sa lumière à la déesse primordiale.
La Demoiselle Chauve, cousine de Perceval, se présente ainsi comme la conscience profonde qui anime la quête de l’objet mystérieux qu’on appelle le Graal. Son rôle est assez restreint dans les textes parce que son image primitive n’était pas en conformité avec les normes chrétiennes, mais les épisodes où elle se manifeste montrent assez clairement que son rôle est essentiel dans cette recherche de la lumière qu’est en réalité la
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