Les Dames du Graal
universelle qui régnait à l’aube des temps. Les auteurs du Moyen Âge, même ceux qui n’ont rien écrit sur les thèmes arthuriens, le savaient parfaitement. Ainsi, l’auteur anonyme de cette étrange chanson de geste qu’est Huon de Bordeaux fait du nain Obéron, magicien et prophète, le fils de Morgane et de Jules César {103} .
On peut sourire de ce qui n’est après tout qu’une astuce littéraire, mais cela prouve au moins que la fée Morgane appartient à l’imaginaire collectif du Moyen Âge et qu’elle y joue un rôle non négligeable.
C’est dire qu’on risque de rencontrer Morgane dans de nombreux récits, soit sous les noms de Morgue, Morgain ou Morgane, soit sous des noms fort différents, notamment dans les textes gallois primitifs. On la reconnaît ainsi aisément dans la première branche du Mabinogi gallois, où elle est Rhiannon, la « Grande Reine », sorte de déesse cavalière farouche et indépendante. Et, très curieusement, en passant la Manche, cette Rhiannon, sous la forme Rivanone, est devenue dans l’hagiographie bretonne la mère de l’aveugle saint Hervé, patron des poètes et des musiciens, mais une mère indigne, quelque peu amorale, ce qui accentue son aspect morganien. Quant aux apparitions de Morgane en tant que fée anonyme ou mystérieuse « pucelle » tentatrice au travers des épisodes des romans arthuriens, elles sont innombrables, autant que le sont les apparitions d’un Merlin s’échappant un instant de sa tour d’air invisible pour venir réconforter ou égarer un chevalier errant. Quant à la célèbre « Kundry la Sorcière » qui tient une si grande place dans la quête du Graal par Perceval, selon la version allemande de Wolfram von Eschenbach, son caractère ambigu et sa fonction de maîtresse des illusions du jardin féerique de l’enchanteur Klingsor en font incontestablement une incarnation différente de Morgane dans un contexte plus que sulfureux que Richard Wagner a superbement transcrit dans son envoûtante musique.
Au reste, jamais Morgane n’est isolée. Le premier écrivain qui la cite, Geoffroy de Monmouth, vers 1235, nous présente la paradisiaque île des Pommiers où « neuf sœurs gouvernent par une douce loi et font connaître cette loi à ceux qui viennent de nos régions vers elles. De ces neuf sœurs, il en est une qui dépasse toutes les autres par sa beauté et par sa puissance. Morgane est son nom, et elle enseigne à quoi servent les plantes, comment guérir les maladies. Elle connaît l’art de changer l’aspect d’un visage, de voler à travers les airs, comme Dédale, à l’aide de plumes ». Le mythe de Morgane est ici contenu dans ses grandes lignes, mais il semble que Geoffroy de Monmouth n’ait rien inventé. On découvre ainsi dans un texte du géographe hispano-latin du 1 er siècle, Pomponius Méla, les indications suivantes : « Vis-à-vis des côtes celtiques s’élèvent quelques îles qui prennent ensemble le nom de Castérides parce qu’elles sont très riches en étain. Celle de Séna (= île de Sein), placée dans la mer britannique, vis-à-vis de la côte des Osismi, est renommée par son oracle gaulois dont les prêtresses, consacrées par une virginité perpétuelle, sont, dit-on, au nombre de neuf. Elles sont appelées “gallicènes”, et on leur attribue le pouvoir extraordinaire de déchaîner les vents et les tempêtes par leurs enchantements, de se métamorphoser en tel ou tel animal selon leur désir, de guérir les maux réputés incurables, enfin de connaître et de prédire l’avenir » (Pomponius Méla, III, 6). Le mythe vient de loin dans le temps, à une époque où il ne pouvait pas être question du roi Arthur.
Il resterait à déterminer qui sont réellement les « sœurs » de Morgane, symboliquement au nombre de neuf, comme les Muses. Ce sont évidemment des compagnes, mais aussi des disciples de Morgane elle-même, celles qu’elle initie à sa magie et qu’elle envoie à travers le monde pour y tisser lentement le filet dans lequel tomberont fatalement un jour ou l’autre, et en toute bonne foi, les héros de cette gigantesque épopée. Et ce sont toutes ces « pucelles », c’est-à-dire femmes indépendantes non en puissance de mari, qui peuplent les forêts que traversent les chevaliers ou les forteresses où ils passent la nuit. Certaines portent des noms, comme la Brunissen du roman occitan de Jauffré, ou encore l’étrange Arianrod de la
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