Les Dames du Graal
reine, il aurait alors préféré dédoubler le personnage, ne faisant plus qu’une timide allusion à l’attrait de Guenièvre pour Yder, et donnant à Guenloïe le rôle de l’amoureuse officielle – et irréprochable – du chevalier. Mais les situations qui sont décrites dans ce récit sont riches en ambiguïtés. Cela prouve que le Roman d’Yder , rédigé au XIII e siècle, appartient à la tradition primitive arthurienne, lorsqu’Arthur n’était qu’un simple « chef de guerre », un dux bellorum , comme le dit Nennius dans l’ Historia Brittonum , un chef de clan au service des rois de Bretagne et entouré non pas de « chevaliers » mais de « cavaliers » quelque peu hors-la-loi et prêts à combattre pour le compte du plus offrant. Il y a loin entre cette trame archaïque qui perdure dans le Roman d’Yder , notamment par le comportement criminel de Kaï et la jalousie d’Arthur, et l’atmosphère policée et raffinée de la cour d’Arthur, présentée à la mode des cours d’Occitanie ou de Poitiers. Au demeurant, les gens du XIII e siècle avaient soupçonné la jalousie d’Arthur envers Yder, transcription de la jalousie réellement éprouvée par Henry Plantagenêt lorsqu’il fit emprisonner plusieurs années son épouse Aliénor.
Le « lien » entre Guenièvre et Kaï est encore plus ambigu. Dans la version classique du cycle arthurien, il est le fils d’Antor, père adoptif du jeune Arthur, et Arthur en fait son sénéchal. Dans presque tous les récits français, Kaï est présenté comme un être vantard et fourbe, médisant et se plaisant à susciter des querelles entre les compagnons de la Table Ronde, devenant peu à peu franchement odieux ou ridicule. Or, à l’origine, comme en témoigne le texte gallois de Kulhwch et Olwen , le personnage de Kaï était bien différent : « Kaï avait cette vigueur caractéristique qu’il pouvait respirer neuf nuits et neuf jours sous l’eau. Il restait neuf nuits et neuf jours sans dormir. Un coup de l’épée de Kaï, aucun médecin ne pouvait le guérir. C’était un homme précieux que Kaï. Quand il plaisait à Kaï, il devenait aussi grand que l’arbre le plus élevé de la forêt. Autre privilège : quand la pluie tombait le plus dru, tout ce qu’il tenait à la main était sec au-dessus et au-dessous, à la distance d’une palme, si grande était sa chaleur naturelle. Elle servait même de combustible à ses compagnons pour faire du feu, quand ils étaient éprouvés par le froid » ( Kulhwch et Olwen , trad. J. Loth). Tel était Kaï Hir , Kaï le Long, dans la tradition galloise primitive.
Et tout fanfaron qu’il soit décrit dans les récits français, il n’en perd cependant pas son audace et son courage. Quand Perceval arrive pour la première fois à la cour d’Arthur, au moment où un perturbateur a insulté la reine et lui a dérobé sa coupe, c’est Kaï qui relève le défi. Quand Méléagant emmène la reine Guenièvre, le premier à poursuivre le ravisseur est Kaï. Il ne réussit pas, mais il est là, et il plonge dans l’action, surtout quand il s’agit de la reine.
Dans le récit du Chevalier de la Charrette , Kaï se retrouve blessé et prisonnier au royaume de Gorre, en une chambre voisine de celle de Guenièvre. La reine a permis à Lancelot de venir la rejoindre par une fenêtre protégée par des grilles de fer. Lancelot tord les grilles pour passer au travers, mais se blesse et rouvre des plaies antérieures. Le matin, il s’en va après avoir remis les barreaux de la fenêtre en état. Cependant Méléagant, qui veut s’approprier la reine, s’aperçoit que le lit de Guenièvre est rempli de sang. Or, comme Kaï – qui a eu la délicatesse de ne pas se réveiller lors des ébats nocturnes de Lancelot et de Guenièvre – est couché dans la pièce voisine et que ses blessures saignent abondamment, il n’en faut pas plus pour qu’il soit accusé d’adultère et de félonie. La reine proteste de leur innocence à tous deux, et réclame un champion pour défendre sa cause en duel judiciaire. C’est évidemment Lancelot qui combat une fois de plus Méléagant, l’accusateur, mais au nom de Kaï, pour défendre l’honneur de celui-ci et le laver de tout soupçon. Il n’a d’ailleurs aucune difficulté à jurer sur les saintes reliques – auxquelles il ne croit guère, d’après une réflexion de l’auteur – que Kaï est innocent du crime dont on l’accuse.
Il
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