Les Dames du Graal
n’en reste pas moins vrai que cet épisode, essentiel dans la trame du roman de Chrétien, laisse planer certains doutes sur un possible « lien » entre Guenièvre et Kaï. Il semble que le poète champenois ait eu connaissance d’une tradition ancienne dont on a la trace dans un étrange poème gallois conservé dans un manuscrit du XVI e siècle. L’érudit Ifor Williams a montré qu’il était la transcription d’une légende orale du Devon ou du sud du Pays de Galles. Ce poème est connu habituellement sous le titre de « Dialogue entre Arthur et Gwenhwyfar », mais si l’on s’en tient à cette appellation, le texte est d’une incohérence totale. Selon le celtisant Kenneth Jackson, il faut replacer le poème dans le contexte de l’histoire racontée au début du Chevalier de la Charrette , au moment où Maelwas-Méléagant vient réclamer Guenièvre à Arthur et où Kaï s’offre à défendre la reine.
On peut ainsi supposer qu’Arthur vient de demander au nouvel arrivé son identité. L’insolent personnage déclare se nommer Maelwas d’Ynis Gutrin (« Île de Verre ») et fait montre de son arrogance dans un échange verbal entre lui, Gwenhwyfar et Kaï. On y relève d’étranges allusions. La reine y laisse en effet libre cours à son admiration pour Kaï : « Le seul héros qu’on ne puisse surpasser, c’est Kaï, fils de Servin. » Et comme Maelwas se vante d’être l’homme qui surpassera Kaï, la reine lui répond : « Jeune homme, il est étrange de t’entendre. À moins que tu ne vailles plus que ton aspect, tu ne pourrais dépasser Kaï, même avec cent guerriers {53} . » Et la suite du poème indique clairement que Maelwas était amoureux de Gwenhwyfar depuis assez longtemps.
La tradition contenue dans ce poème fort archaïque se retrouve dans un épisode de la Vita Gildae , écrite au début du XII e siècle par Caradoc de Llancarvan. On y apprend que le fameux saint Gildas vient s’établir à Urbs Vitrea (« Ville de Verre », identifiée à Glastonbury) où se trouve un étrange monastère tenu par Maelwas qui y retient prisonnière la reine Guennevar. Cette Urbs Vitrea est assiégée par le tyrannus Arthur qui réclame Guennevar, « son épouse enlevée par un roi inique ». Le moins qu’on puisse dire, c’est que la reine Guenièvre était très demandée et que ses soupirants étaient fort nombreux.
Et ce n’est pas sans raison. Les belles histoires d’amour qu’on raconte à propos de Guenièvre ne sont là que pour envelopper un archétype fondamental, celui de la Souveraineté incarnée par la Femme. Certes, Arthur est le roi reconnu, détenteur de l’épée Excalibur ; mais si on analyse attentivement tous les récits du cycle du Graal, on comprend que la souveraineté du roi n’est pas autre chose que la souveraineté de Guenièvre mise en œuvre par le roi. On s’en aperçoit dans le récit gallois de Gereint et Énid (qui correspond à l’ Érec et Énide de Chrétien de Troyes) : la reine a été outragée par un valet d’Édern-Yder (encore lui !). Gereint poursuit Édern, comme responsable des actions de son valet, et finit par le vaincre. « Je t’accorde grâce, lui dit-il, à condition que tu ailles trouver Gwenhwyfar, femme d’Arthur. » Édern se présente devant la reine et lui fait sa confession. Arthur, qui est présent, dit alors : « D’après ce que je viens d’entendre, Gwenhwyfar fera bien d’être miséricordieuse avec toi. » On remarquera que le roi laisse à la reine l’entière responsabilité de sa décision. Mais celle-ci déclare : « Je lui accorderai merci de la façon que tu voudras, seigneur, puisque pour toi l’humiliation est égale, qu’un outrage m’atteigne, aussi bien que toi-même » ( Gereint et Énid , trad. J. Loth). Ainsi donc l’outrage fait à la reine se répercute sur le roi. Mais l’inverse est également vrai. La Souveraineté est une et indivisible, et elle est inaliénable : Guenièvre-Gwenhwyfar la représente, mais Arthur, en tant qu’époux de la Souveraineté, en est l’exécuteur. Mais il n’en est pas l’unique exécuteur : la reine peut disposer de cette Souveraineté et la confier à qui elle veut. D’où l’afflux de soupirants autour de Guenièvre. Mais elle fait son choix. Si, dans les versions anciennes, elle penchait vers Yder, Gauvain ou Kaï, dans les versions récentes, elle s’attache exclusivement les services de Lancelot.
Car il
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