Les Dames du Graal
d’Eurydice qui ramène Lancelot-Orphée sur la terre des vivants ?
La question mérite d’être posée. Et elle contient en elle-même sa réponse. Car c’est évidemment Guenièvre qui mène le jeu. Mystérieuse et inaccessible au commun des mortels, la reine est une divinité aux multiples visages qui ne peut survivre elle-même que dans l’amour qui l’unit à celui qu’elle a choisi entre tous pour être sa moitié . Ainsi, le couple « infernal » de l’Amour courtois reconstitue la dyade primitive, retrouvant ainsi l’unité perdue d’avant la séparation – la coupure – des sexes.
Une constatation s’impose : Lancelot du Lac, le héros sans peur et sans reproches, le vainqueur de tant d’épreuves, n’est rien sans Guenièvre. À partir du moment où il prend conscience de sa valeur, autrement dit au moment même où il est atteint par la beauté irradiante de Guenièvre, il devient un autre homme, qui dépend totalement de la puissance féminine de celle qu’il aime. Il forme alors avec elle un couple qui prend une dimension bien différente de celle d’un couple d’amoureux, rejoignant ainsi le mythe celtique et le prolongeant dans un contexte dramatique. La reine Guenièvre n’est plus seulement la Dame d’une société féodale en pleine mutation, exigeante et capricieuse, soucieuse de faire respecter ses droits face à une caste de chevaliers imbus de leur force et de leurs pouvoirs, elle devient réellement Celle qui doit être obéie , la Souveraine absolue des âmes, des cœurs et des corps, et toute action entreprise par les membres de la communauté qu’elle représente n’est que l’émanation de sa volonté.
Pour comprendre ce rôle – et cette fonction – de la reine Guenièvre, il est nécessaire de revenir à ce modèle celtique qui, qu’on le veuille ou non, imprègne chaque épisode de la grande épopée du Graal et de la Table Ronde. En premier lieu, il ne faut pas oublier que le mot qui désigne le soleil, dans les langues celtiques, est du genre féminin, tandis que celui qui désigne la lune est du genre masculin. Cela bouleverse la conception méditerranéenne et jette une lumière nouvelle sur la signification profonde des mythes. Le soleil, personnalisé sous l’aspect de la femme, répand ses rayons sur le monde et lui procure ainsi lumière, chaleur, activité et vie. Le roi – ou l’amant – d’une reine n’est alors qu’un symbole lunaire : il obtient du soleil tout ce qui est nécessaire à sa vie et à son activité, et il renvoie cela à l’univers qui, pendant la nuit, serait plongé dans les ténèbres les plus épaisses. Il y a chez les Celtes, comme chez les anciens Scythes, le souvenir d’une ancienne déesse-soleil : c’est l’équivalent de la fameuse Diane scythique (Artémis) dont nous parlent les dramaturges grecs, notamment à propos des malheurs d’Oreste, d’Iphigénie et d’Électre. C’est l’Irlandaise Grainné (dont le nom provient du gaélique grian , « soleil ») qui entraîne le héros Diarmaid dans une hallucinante fuite amoureuse {57} , prototype de l’Yseult des romans français, cette reine « blonde » qui entraîne dans son sillage un Tristan-Lune quelque peu dépassé par les événements {58} .
Ces notions sont extrêmement archaïques, des réminiscences d’un état social de l’humanité antérieur au renversement de polarité symbolisé par la victoire mythique du dieu lumineux – et céleste – Apollon sur le serpent Pythôn, divinité féminine tellurique. Il en reste des traces dans presque toutes les traditions. Ainsi, chez les Étrusques, qui ont fourni à Rome l’essentiel de sa mythologie spécifique (avant la contamination grecque), il existait une déesse du même type nommée Turan . On y voit un lien évident avec les mots tyran et tyrannie . Mais sait-on que ces noms proviennent d’une racine indo-européenne dor- qui signifie « donner » (en grec, doron signifie « don ») ? La Déesse – solaire – apparaît donc comme étant Celle qui donne . Il n’est donc pas étonnant qu’elle soit tyrannique , mais il faudrait peut-être réviser la connotation dont on entoure généralement la « tyrannie », connotation très dépréciative pour ne pas dire négative.
Il y a eu dégénérescence de la fonction de tyran . Autrefois, un tyran n’était que l’époux de la Déesse Souveraine. Les Gnostiques l’appellent la Pistis Sophia , ce « Trône de la
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