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Les Décombres

Les Décombres

Titel: Les Décombres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Lucien Rebatet
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la carte, au sinistre tableau où flamboyait notre défaite.
    — Et ces Italiens, capitaine ? À la fin, quand vont-ils se décider, ces cochons-là ? J’espère que vous êtes comme moi, hein ? Qu’ils nous créent un front supplémentaire ? Eh bien, tant mieux ! Au moins, on s’amusera. Quelle pâtée on va leur flanquer ! On va s’en offrir, du macaroni ! Ah ! on pourra dire que ce sera le châtiment de Dieu.
    Je me mordais les poings pour ne pas éclater de fureur. J’étais là, rivé à ma petite table de bois blanc, devant mes enfantines paperasses, le dos courbé et tourné. Pour ces seigneurs étincelants de galons, je n’existais pas plus que la chaise où je m’arc-boutais. J’étais aussi anonyme, aussi condamné au silence qu’un laquais à la porte d’un conseil de couronne. Et j’avais l’intolérable douleur de me sentir seul doué encore de quelque raison parmi des automates, des illuminés et des gâteux. Je maudissais le sort qui ne m’avait pas laissé à ma place infime, chez les pionniers ou les fantassins, et me portait près des chefs pour me faire le spectateur torturé et impuissant de leur bêtise.
    Je m’échappai enfin vers neuf heures du soir. J’avais atteint le comble de l’exaspération. Je courus tout droit rue du Regard, chez Alain Laubreaux. Henri Poulain, toujours lieutenant dans son dépotoir banlieusard, symbole par sa seule présence à Paris de l’invraisemblable pétaudière, était déjà près de lui. Je me verrai longtemps, abordant mes deux amis, avec mes gros souliers dont les clous gravaient la moquette. Je m’écriai d’une voix retentissante :
    « Séraphin, c’est la fin ».
    Nous éclatâmes ensemble d’un rire énorme, qui nous déchirait tout en nous délivrant.
    Je n’hésite pas à l’écrire, parce que rien n’était plus naturel. Des voix hagardes hurlaient à nos oreilles que la Patrie était en danger. Mais qui l’y avait mise, sinon ceux qui criaient avec ces faces vertes de peur ? Bien plus que les divisions allemandes, ils représentaient le péril suprême. La France était en danger de mort. Mais n’avait-elle pas le pouvoir d’en réchapper ? Ne lui suffisait-il pas d’un geste, d’un mot qui sauverait tout ce qu’il était possible de sauver encore ?
    Non, la Patrie ne pouvait s’identifier avec un abominable Moloch qui ne vivait que du massacre perpétuel des plus jeunes, des plus braves, des meilleurs. À ces holocaustes mortels pour elle-même, il fallait enfin qu’elle substituât l’intelligence de notre bien à tous.
    — Alain, disais-je hors de moi, il fallait signer l’armistice sur la Meuse. Et puisqu’on ne l’a pas fait, mieux vaudrait le signer sur l’Aisne que sur la Seine, sur la Seine que sur la Loire, sur la Loire que sur la Garonne.
    Mais nous savions trop que cela n’était plus possible. Le régime crevait, noué à la France qu’il entraînait dans la mort et qui, paralysée, la tête perdue, n’avait même pas un sursaut pour s’arracher à lui. Les goitreux tricolores, les jocrisses de la foi appelaient aux armes quand le seul cri de salut était « Bas les armes ! » À nous, impuissants, bras liés, devant ce tourbillon démentiel, cet engloutissement d’un monde, il ne nous restait, pour attester notre dignité de Français pensants, qu’un rictus de mépris dont l’amertume, hélas ! nous séchait la bouche.
    * * *
    Au 5 e  Bureau, mon ami L… décalquait plus que jamais des tampons du Danemark, du Luxembourg, de Hollande, de Norvège. On l’invitait même à faire diligence dans son travail. Certainement, s’il se fût permis d’observer que la Werhmacht possédait ces territoires et que seuls les sceaux à la croix gammée y étaient désormais valables, on lui eût répondu par le superbe et classique « je ne veux pas le savoir ».
    Un jeune lieutenant du service, à physionomie de fort en maths était, depuis tantôt quatre semaines en partance pour la Slovaquie, d’où il s’efforcerait de gagner, si les dieux le voulaient, la Bavière et la Rhénanie. Le voyageur attendait toujours ses papiers, du capitaine V… On doutait de pouvoir réunir les pièces avant un autre mois. L’expédition apparaissait aussi de plus en plus épineuse. Pour occuper le jeune homme, on venait de décider de l’envoyer en Piémont. Il ne comprenait pas un mot d’italien, il n’avait jamais mis le pied de l’autre côté des Alpes, mais cela importait peu,

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