Les Décombres
soirée, je dépliais le dernier Bulletin de Renseignements du Grand Quartier. Le drame des armées encerclées se précipitait. Sous un nouveau coup de boutoir, que la carte révélait soudain, les Belges avaient plié de Courtrai à Ypres, une poche énorme et fatale creusait leur front.
Le lendemain matin, Reynaud avait encore parlé. L’arrogant petit faisan trouvait le premier châtiment de ses criminelles forfanteries dans cette impitoyable nécessité de n’ouvrir la bouche que pour annoncer une nouvelle catastrophe, pour s’identifier à jamais avec l’oiseau des pires malheurs.
« … En pleine bataille, le roi Léopold III de Belgique, sans prévenir le général Blanchard, sans un regard, sans un mot pour les soldats français et anglais, qui, à son appel angoissé, étaient venus au secours de son pays, le roi Léopold III de Belgique a mis bas les armes. C’est là un fait sans précédent dans l’Histoire. »
Je suffoquais d’indignation. L’abominable Reynaud [crapule] connaissait bien mieux que nous la situation sans issue des Belges. Quelle lâche et purulente canaille ! Le capitaine L T…, pour la seconde fois, eut un mot d’honnête homme qui me soulagea un instant :
— Léopold ne pouvait plus rien. Reynaud l’accable pour se décharger. Vous me direz que c’est une diversion de parlementaire. En tout cas, elle est ignoble.
Mais le téléphone sonnait. Le capitaine L. T… chassa d’un revers de main les contingences politiques. Une grande pensée venait de l’illuminer :
— Il faut secouer cette routine qui vient de nous flanquer dedans depuis quinze jours. Nous devons penser à des moyens neufs. Moi, je ne ris pas des parachutistes. Regardez La Haye, Rotterdam. Je crois aux parachutistes. Et je vais les employer. Je veux les expédier en Italie. Parfaitement. Partout là-dedans (il étendait sur la carte deux mains conquérantes). Autour de Turin, dans la plaine du Pô. On passe par-dessus le Mont-Blanc au besoin. Ni vu ni connu. Et on jette mes bonshommes entre chien et loup. Je me contre-fiche de violer la neutralité ! Je ne vais pas me laisser continuellement battre à la course. Je fais du S. R. moderne. Je suis l’homme des parachutistes.
— Heu ! fit modestement le brave commandant B… C’est très intéressant. Mais la frontière est encore ouverte. On peut très bien passer par Modane ou par Vintimille, en chemin de fer…
— Sans doute, sans doute, mon commandant. Mais il s’agit de missions nouvelles, à déterminer. Je sens, je pense parachutiste. Il faut que nous réglions tout de suite les détails avec les aviateurs. Je demande à de P… de venir me voir.
Un officier de l’air entra bientôt. Ils se mirent gravement, avec des silences pleins de méditation et des chuchotements prudents, à jouer aux parachutistes, comme les gamins qui traversent l’Atlantique sur un trottoir de Belleville, assis dans une caisse à savon ornée de deux ailes en papier journal.
Le capitaine V…, en passant, me glissait à l’oreille :
Cette fois, je crois que ça y est. Notre petite affaire de Roumanie est au point. Nous allons voir du pays.
Le séduisant « captain » de l’Intelligence Service arrivait, avec une avance considérable sur son horaire, fort tracassé d’une nouvelle manœuvre qu’il était en train de concevoir au sujet de son tunnel sicilien. Il s’agissait, je crois, d’un champion de nage oint d’huile, surgissant d’un sous-marin :
— Mon cher, s’écriait L. T…, c’est remarquable. Mais que pensez-vous des parachutistes ? Moi, je n’attends pas la déclaration de guerre dans mon fauteuil. Je prends les devants. Je lance des parachutistes illico. Croyez-moi, creusez ça.
Le colonel de notre service, des officiers de tous grades, mandatés par d’imposants bureaux, de scintillants états-majors accouraient aux nouvelles, en nombre inusité.
— Eh bien, messieurs, nous avons de petites émotions. Mais le moral est bon, n’est-ce pas ? Tant que c’est intact là-dessous (un martial capitaine de chasseurs à pied se frappait la poitrine), le reste ne compte pas.
— Certainement. Il n’y a qu’à se dire : « Ils nous en ont bien fait voir d’autres. On les aura. » Ah ! ce n’est pas encore le Boche qui m’empêchera de dormir ce soir.
Les mains aux hanches, le mollet bien tendu dans la botte, un crâne sourire aux lèvres, ils jetaient négligemment un regard de joyeux défi à
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