Les Décombres
Dunkerque, paraissait beaucoup moins flambant.
— Ça ne va évidemment pas fort, confessa-t-il. Enfin, il faut attendre patiemment. Weygand est en train de monter sa contre-attaque. Il doit avoir vingt-cinq ou trente divisions fraîches à lancer. On ne rassemble pas ça en un clin d’œil.
Maurras nous avait rejoints moins tard qu’à l’accoutumée. Comme dans les premiers jours de la guerre, il avait les traits fort tirés, le regard terni de fatigue. On le sentait en proie à un immense tourment qui ordonnait le respect.
Il m’interrogea brièvement :
— Alors, que dit-on chez vous ?
— Vous le savez aussi bien que moi. L’armée de Belgique est fichue. Ce que nous en récupérerons ou rien… C’est un désastre dont on ne se relèvera pas.
Le bourgeois ne disait mot, semblant bien m’approuver par son silence et sa mine.
Comme au 5 e Bureau, une grande et fatidique carte s’étalait devant nous. Maurras ajusta son lorgnon, considéra un instant les tracés de crayon bleu. Puis brusquement, il frappa du pied.
— Enfin, vous me dites bien que cette armée de Dunkerque a le meilleur matériel ? Vous êtes là à vous lamenter qu’elle est encerclée. Je me refuse à cela. Quand on est puissant, on peut rompre le cercle. C’est une question de poids, de mathématiques.
— Mais, on l’a essayé, et vous savez bien que cela n’a rien donné.
— Alors, il faut recommencer plus fort. Il est impossible que l’on n’y songe pas, qu’on ne le fasse pas. L’encerclement d’une pareille masse, c’est une fiction. Voyons, combien avons-nous d’hommes là-dedans ? Quatre cent mille au moins avec les Anglais. Combien y a-t-il de divisions allemandes autour d’eux ? Une trentaine ? Eh bien ! c’est ce que je vous dis. On peut les bousculer, on doit les bousculer.
Il trépignait, ses yeux avaient retrouvé leurs éclairs. Je restais confondu devant cette passion du vieil homme à plier le réel, à le soustraire selon ses désirs. Déjà naguère, au lit de mort de Bainville rongé par un cancer de l’œsophage, crachant des flots de sang, ne pouvant même plus boire une gorgée, il bravait l’évidence, épiait un symptôme de résurrection. Cet homme, donné pour un prince de la raison et du réalisme, se refusait à comprendre qu’entre une armée prisonnière dans un étroit réduit et une armée libre de ses mouvements, pesant sur l’autre du poids de tout un empire, alimentée par d’inépuisables réserves, il n’y avait aucune commune mesure, que la première était acculée au sauve-qui-peut sur d’incertains bateaux. Ce grand esprit, devant cette tragédie d’une si brutale simplicité, était plus borné qu’un caporal illettré.
Je voulais m’obstiner, pousser une démonstration bien facile. Le bourgeois me tira discrètement par la manche :
— C’est inutile. Tu le connais. Il est buté sur son idée. Il n’entend rien d’autre. Il finirait par t’agonir.
À table, je tentai de mettre les propos sur l’ignoble perquisition chez Brasillach. Maurras se contenta de murmurer sèchement :
— C’est idiot.
Il ne manifestait pas la moindre réprobation, le moindre souci de protester. Sans doute estimait-il que cette rançon de nos « imprudences » était naturelle.
Il revenait à la guerre :
— Quoi qu’il arrive, à quoi que nous soyons réduits, il ne faut plus songer qu’à se battre sans merci.
Ainsi, c’était bien là le fond de sa pensée. Il rejoignait la vénérable baderne de Castelnau, stratège de quatre-vingt-neuf ans qu’il faisait citer dans son journal :
« … Après la Marne, il y a la Seine, et après la Seine il y a la Loire qui évoque le glorieux combat de Patay et la victoire de Coulmiers, et après la Loire, il y a le réduit du Massif Central et tout l’arrière du pays avec les immenses ressources des Empires français et britannique ».
Lui qui cravachait de sa canne la tôle des autos lorsqu’elles n’allaient pas assez vite à son gré, quelles images enfantines roulait-il dans sa tête de la résistance à tout prix, quels moblots et quels francs-tireurs égarés avec leurs flingues et leurs guêtres dans l’ouragan de la guerre des chars et des avions mitrailleurs, quand l’armée française de 1940, aussi fragile qu’énorme, enracinée à des services gigantesques, esclave du moteur, de la roue, du rail, du pétrole, ne pouvait plus être, dans l’état où on la devinait trop bien,
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