Les Décombres
sœur étaient debout dans un couloir bondé, au milieu d’une escouade de bons marsouins. Nous ne nous retrouverions plus, pensais-je, que je n’eusse certainement traversé une singulière aventure. Mais avec l’imagination la plus hardie et la plus noire, je n’aurais pu me douter qu’elles verraient les « feldgrau » bien avant moi.
* * *
J’avais essayé de transmettre à mes officiers quelques propos du docteur Boursat et de deux ou trois soldats de la gare. Ces récits n’offraient pas pour eux le moindre intérêt.
— Très bien, très bien. Mais tout ça, c’est du journalisme. Ici, nous nous occupons de choses sérieuses.
J’étais abandonné à une oisiveté à peu près parfaite. L’Italie se cadenassait progressivement. Les révélations sur les allées et venues des divisions « corrazzate » et « celere » se raréfiaient. Il ne me restait pas d’autre tâche, dix heures durant, que de feuilleter d’énormes dossiers qui nous arrivaient du contrôle postal, les copies d’une immense correspondance censurée ou interceptée entre Italiens transalpins et parents émigrés. À travers des centaines de lettres, les mêmes gémissements se répétaient : « Quelle tristesse ! Allons-nous être obligés de faire la guerre à la France ? Que la Madone et le Saint-Père évitent cette abomination ! Nous ne voulons de cette guerre à aucun prix ». Les soldats n’étaient pas moins désolés que les civils. Sur plus de mille lettres, j’en trouvai une seule où un jeune troupier se félicitait d’aller bientôt casser la figure à ces salauds d’antifascistes français.
J’apprenais que la Légion tchèque en France refusait catégoriquement de se battre. Ses officiers l’estimaient bien trop précieuse. Ils tenaient à la conserver intacte pour affermir le gouvernement de M. Benès, sitôt que Prague serait libérée des Allemands.
J’attendais surtout fiévreusement le B. R. de la journée. J’écoutais sonner dans ma tête ces mots, synonymes éternels de la défaite consommée : « Nos armées sont coupées en tronçons. »
Sans doute, de Péronne à Arras, entre nos troupes écartelées, le boyau allemand était fort étroit, les feux de nos deux artilleries pouvaient presque s’y rejoindre. Mais la position de l’ennemi n’était point si audacieuse qu’on pût le croire. Il devait être entièrement rassuré par sa force et notre impéritie, avait pesé très exactement ses chances pour les juger complètes.
L’offensive allemande se ruait dans ce couloir comme un ouragan, dont la vigueur se décuple quand des murailles l’enferment. Partout où ces murs la gênaient, elle les écartait, les faisait plier comme du fer-blanc. Sur la carte, les armées alliées avaient peut-être pu dessiner un instant des tenailles, le long des flancs allemands. Mais c’étaient des tenailles de papier mâché. Notre fameuse contre-attaque, tant attendue, tant annoncée se réduisait à des spasmes de moribond. Par contre, les colonnes allemandes qui devaient être si aventurées, en si précaire posture, s’enfonçaient comme dans du bois fusé un coin d’acier. Le bois, selon toutes les lois de la nature, éclatait. Les Allemands devaient comme en Norvège se jeter dans nos filets. Mais c’était eux qui prenaient de l’air et de l’espace à leur gré. Et le champ se rétrécissait d’heure en heure pour notre malheureuse armée de Belgique, la meilleure, la seule équipée, lancée aveuglément sur les routes quand il lui fallait attendre l’ennemi de pied ferme, frappée d’une inconcevable paralysie quand il était obligatoire de battre en retraite à triples étapes. La manœuvre allemande s’était déroulée avec une perfection mécanique, poussant lentement sur le front de Belgique, se précipitant à fond de train de Sedan à la mer. Il semblait que nous nous y fussions pliés scrupuleusement, pas à pas. Le dénouement ne pouvait plus beaucoup tarder.
* * *
On peut se représenter l’état d’un homme pourvu de son entière raison, passant sa journée en face de documents aussi désespérants qu’irréfutables, et retrouvant à la nuit toutes les feuilles de Paris.
M. Jean Prouvost faisait écrire :
« Les coups de bélier allemands d’hier (25 mai) constituent un effort désespéré pour isoler l’armée franco-anglo-belge actuellement dans les Flandres. »
Rien n’était plus ignoble que cette assourdissante publicité de nos
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