Les Décombres
dans de tels instants que l’on sent vivre la patrie au-dessus de nos piètres petites personnes. Le sort de ce troupeau imbécile et apeuré ne m’arrachait pas une larme. Mais quelle chute, quelles pertes irréparables, quelles calamités bien pires que l’ennemi, sa désertion n’allait-elle pas entraîner pour la France de Chartres et de Versailles, de Louis XIV, de Stendhal, de Renoir ?
De longues colonnes de la Royal Air Force roulaient maintenant avec la caravane, un robuste matériel, des camions, des citernes, des ateliers d’outillage, des batteries et encore des batteries de D. C. A., filant à toute vitesse vers les ports du sud-ouest, en bousculant les vagabonds français. Les Tommies nous toisaient du haut de leurs voitures et narguaient notre défaite avec leur signe familier, le pouce en l’air : « All right ! on les aura. » La France écrasée, mise en pièces ? Vulgaire épisode continental. Qu’elle crève dans son sang et dans la poussière. Pas un regard pour cette charogne. L’inexpugnable et invincible Angleterre continue. Tous nos canons pour elle. Good bye, Frenchies. Nous, on s’en fout.
Des salauds ? Bah ! le mot était bien grand pour de simples troupiers. Mais à n’en pas douter, de jolis nigauds.
* * *
Le 17, dans la matinée, nous avions connu en même temps l’effarante note de Churchill proposant une fusion de l’Angleterre et de la France en un seul empire, avec la même citoyenneté et sous la même souveraineté londonienne, et la démission de Reynaud, remplacé par le maréchal Pétain. La petite canaille s’avouait enfin vaincue. J’éprouvais un soulagement infini. J’observais autour de moi qu’il m’était presque purement personnel. Beaucoup de soldats du meilleur monde jugeaient grandiose, inespérée l’annexion de la France par la Grande-Bretagne. Ils ne voulaient pas encore admettre que l’on repoussât une telle chance. Ils étaient persuadés que l’arrivée au pouvoir de Pétain signifiait la recrudescence de la guerre, la résurrection de l’armée française.
Vers midi, avec mes amis Douat et Poursin, nous cassions une croûte dans un coin de notre petit café de Mareuil. À la radio geignait l’indicatif de l’État français, devenu si indécent :
Aux armes, citoyens,
Formez vos bataillons…
On annonça tout à coup un message du maréchal Pétain, président du Conseil. Nous suspendîmes nos haleines. Des mots très lourds allaient tomber. Je connaîtrais dans un instant le sort de mon pays.
La vieille voix retentissait pour la première fois, profonde, mais cassée.
« C’est le cœur serré que je vous dis aujourd’hui qu’il faut tenter de cesser le combat.
« Je me suis adressé cette nuit à l’adversaire pour lui demander s’il est prêt à rechercher avec nous, entre soldats, après la lutte et dans l’honneur, les moyens de mettre un terme aux hostilités. »
Notre émotion était extrême. Nous n’avions aucune surprise, mais mille pensées bouleversantes nous assaillaient. Quelle fortune, au bord de l’abîme, que d’avoir possédé encore ce vieux et digne soldat ! Lui seul, au nom de ses anciennes victoires, pouvait traiter avec l’ennemi, sauver de notre indépendance ce qui pouvait être encore sauvé. C’était la plus terrible épreuve pour un des triomphateurs de 1918, un sacrifice admirable. Je reconnaissais enfin le plus pur patriotisme. Enfin, l’Allemand n’était plus le Hun, mais l’adversaire, et l’on s’adressait à sa loyauté. À la dernière seconde, la France était arrachée aux mains des fous, des bandits, des Anglais et des Juifs. Comme l’on avait tardé !
La plupart des autres poilus dont le café était bondé n’avaient rien compris, à peine interrompu, pour entendre le Maréchal, leurs belotes et leurs épais radotages d’ivrognes.
J’enfourchai hâtivement mon vélo pour répandre la grande nouvelle. Je la jetai à un jeune et charmant agrégé de droit, à un musicien, à un journaliste, à un inspecteur d’assurances, à des professeurs. Tous semblaient tomber des nues. Était-ce possible ? Voyons ? Mais comment ? Plusieurs soupçonnaient ouvertement le bobard : « Crois-tu ? On en dit tellement ! — Mais mon vieux, je viens de l’entendre de mes propres oreilles. C’est un message à tout le peuple français. — Oh ! la ! la ! On ne sait jamais. »
Les Anglais, les Belges, les Parisiens, les Picards, les Bretons passaient
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