Les Décombres
l’as dit, vieux. Pour voir des choses, on vient d’en voir.
Et séance tenante, debout sur le trottoir, les yeux illuminés par les gigantesques images qui flamboyaient encore devant lui, sans un mot de jactance, mais avec une verve fiévreuse, des mots très simples mais tous justes, il nous jeta tout chaud son récit. Le Cent Cinquante, troupe d’élite de notre armée du Nord, s’était dès les premiers chocs en Belgique battu avec courage, mais pour se voir aussitôt dépassé par l’événement, désarticulé, ses postes de commandement volatilisés, ses liaisons anéanties sous les raids incessants des Messerschmitt. Ce n’était pas que les avions tuassent beaucoup de monde, mais les hommes se trouvaient impuissants sous les piqués de ces énormes aigles qui rasaient les arbres et les toits, mitraillaient et torpillaient en toute liberté. Ces ouragans dispersaient les compagnies. Quand les meilleurs officiers étaient parvenus à en rallier une partie, un raid encore plus massif les disloquait de nouveau. La division avait été à l’arrière-garde jusqu’à la mer, tiraillant furieusement, mais au petit bonheur, par bandes décousues, au milieu d’une confusion de régiments rompus, de corps entiers gagnés par la panique, les escadrons montés, les blindés, l’artillerie lourde, les fantassins, le train, les pionniers, l’intendance, les états-majors, les remontes, les Belges, les Anglais refluant pêle-mêle, parmi une fourmilière de civils horrifiés répandus en tous sens et obstruant les moindres chemins, parmi les villages en flammes, les voitures calcinées, d’autres versées, tous leurs occupants tués, les blessés, les cadavres d’enfants abandonnés le long des routes.
Un régiment écossais s’était fait décimer bravement près de la division. À Dunkerque, ce qui restait du Cent Cinquante luttait encore.
— Les artiflots tiraient à vue sur les Fritz qui arrivaient en camions. Il en sautait des files entières à la fois. Mais il en venait toujours d’autres. Le port était plein de bateaux qui brûlaient. Ça éclairait la nuit comme sur les boulevards avant la guerre. On était là peut-être six cent mille, un million avec les civils, je ne sais pas. Remarquez que les Fritz ne tapaient pas comme ils auraient pu. S’ils avaient voulu, ils faisaient un carnage que personne n’en [il en] sortait. À la fin, plus de Cent Cinquante, plus de division. On dit : « Chacun pour soi ». Il y en avait qui partaient en barque, avec des rames. On voyait des canots couler à pic, cinquante hommes disparaître d’un coup. On s’en foutait autant que d’une mouche qui se noie. Ces fumiers d’Anglais avaient encore de la place sur leurs bateaux. Mais ils levaient les échelles. Ils plaçaient des mitrailleuses sur les bastingages, ils écartaient les Français à coups de crosse. Moi, je ne voulais pas être fait aux pattes après avoir tiré ma peau de ça. Je prends un casque d’un Anglais clamecé. Je monte avec des Écossais. Ni vu ni connu. On me débarque à Folkestone. Je me rembarque sur un aviso français. Les avions fritz nous attaquent à la bombe. On échappe. Me voilà à Cherbourg, tout seul, sans un radis. Je me colle mon casque français sur le cassis. J’arrête la première bagnole au milieu de la route : «Service commandé. Conduisez-moi jusqu’à Caen.» À Caen, je recommence jusqu’à Paris. Je suis de Paname, mécanicien-ajusteur à Clichy. J’habite à Montmartre. Je vais embrasser ma femme, je dors vingt-quatre heures de file dans mon page. Je me sens d’attaque. Je vais me présenter aux Invalides. Tout ça commençait à se débiner.
« Les scribes découvrent cependant dans leurs papiers trois ou quatre autres rescapés du Cent Cinquante, qu’on avait dirigés sur Laval ou Le Mans, je ne me souviens plus au juste.
« J’arrive. On est dans une caserne avec 1 500 autres types. On passe deux jours sans s’en faire. La troisième nuit, des bombes. On ne va pas se lever pour ça, tu penses. On continue à pioncer. Au matin, on veut aller chercher le jus. On est quatre, tout seuls dans la caserne. Tout le dépôt a levé l’ancre. Déménagement complet. Je vais en ville. Je vois une petite poule qui essaye de faire partir sa Fiat. Elle me demande si je sais conduire. Je prends le volant. Et voilà. Nous poussons droit devant nous. La petite ne sait pas où elle va, moi non plus. C’est dommage, si j’ [l’] avais su, j’aurais
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