Les Décombres
bien emmené ma femme. Mais il n’y a que les officiers qui se soient payé ça. Bonsoir, les enfants, et merci pour votre picolo. Il est bon, par ici. On va essayer d’aller crécher du côté de La Rochelle. C’est le grand tourisme, quoi ! »
Il disparut dans une nouvelle vague, laissant derrière lui une odeur épique d’aventurier. Le torrent qui roulait devant nous n’avait plus de nom. Une jeune femme de Sedan s’était embarquée sous les obus à bord de la petite Peugeot de son mari, n’ayant pas conduit une demi-heure dans sa vie, ne sachant même pas faire la marche arrière. Elle était pourtant arrivée jusqu’à Mareuil, à travers l’inextricable cohue, véhiculant son petit garçon blessé d’une balle de mitrailleuse à la jambe, arrêtée enfin faute d’essence. Elle savait par cœur les numéros minéralogiques de toutes les voitures et nous les énumérait au passage.
— La Seine-Inférieure, le Nord, Versailles. Les Ardennes. L’Orne, l’Aisne, la Mayenne, la Meuse, la Sarthe, l’Oise. Nantes, Paris, Rennes, le Loir-et-Cher. Encore le Nord .[ Le Cher.] Le Pas-de-Calais, la Manche, la Moselle, le Finistère, l’Indre. Oh ! ce camion, voyez ! il arrive du Jura. En voilà un voyage !
C’était le déménagement hagard de tout un peuple. Les bombes incendiaires pourraient bien faire rage dans les cités abandonnées : les pompiers fuyaient sur leurs pompes. Des mairies, des préfectures s’étaient jetées dans les ambulances de leurs villes. Toutes les firmes fameuses de Paris, de l’Est, du Nord, de la Bretagne défilaient, les grands magasins, les fromages, les cirages, les verreries, les aciéries, les sucreries, les produits chimiques, par ateliers complets, par maisons entières. On s’était empilé aux flancs des arroseuses municipales, dans les vans pour les abattoirs, dans les corbillards, dans les ramasseuses d’ordures. On avait emmené des vieillards paralysés, posés sur des brancards ou dans une brouette en plein vent, au fond d’une caisse de camion, des femmes enceintes de huit mois qui faisaient le voyage debout dans des bennes à charbon. Beaucoup, venus du Nord ou des Ardennes, étaient en route depuis un mois, faisaient leur trois ou quatrième repli, s’étant réfugiés d’Anzin ou de Roubaix à Rouen, puis de Rouen en Bretagne, poussant maintenant sans but jusqu’à la fin des trente ou quarante litres d’essence qui pouvaient leur rester, quêtant un quignon du pain qui se raréfiait, versant des larmes pour un œuf, une bouchée du lard que les paysans s’étaient mis à cacher. Les visages terreux, fripés, offraient tous les aspects de cette misère blonde, combien plus sale et bestiale que la misère brune des pays de soleil. C’était le plus affreux spectacle de la détresse humaine. Mais je reconnaissais, parmi cette plèbe pourchassée, ces émigrés en bourgeron, ces lamentables ouvrières en cheveux, trop de têtes bornées et basses, identiques à celles des chienlits du Front Populaire. Je ne les accusais point. Je leur prêtais les petits secours en mon pouvoir, j’aurais voulu que tous, inutiles et oisifs comme nous l’étions, nous fussions requis pour en faire bien davantage. Mais il ne fallait pas me demander de la pitié. Il passait, mêlés aux Français, de nombreux Belges, dans un état plus triste encore, victimes réellement involontaires de la tornade. Mais je me souvenais des meneurs communistes que j’avais vus à Mons où ils manquèrent de m’écharper, faisant la haie poing tendu devant Degrelle, l’accablant d’injures et de cailloux, parce qu’il commettait le crime de leur apporter de généreuses et saisissantes vérités.
Au reste, il se confirmait bien que, depuis huit jours, les civils restés chez eux n’avaient plus rien à craindre, que Paris avait été occupé sans un coup de canon, que seuls les errants écopaient aux têtes de ponts ou confondus avec les convois militaires. On ne pouvait plus parler d’une retraite des faibles et des sans armes devant le péril. Les Juifs déguerpissaient devant la croix gammée. Peu leur importait, la patrie d’Israël est partout. Les Français, dociles, [enjuivés jusqu’à l’os,] suivaient encore le mouvement, se précipitaient dans les traces des éternels nomades, partageaient leur terreur panique, devenaient autant de Laquédems, abandonnant leur terre millénaire tout comme des heimatlos arrivés deux ans plus tôt des Carpates.
C’est
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