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Les Décombres

Les Décombres

Titel: Les Décombres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Lucien Rebatet
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ou d’Angers venaient se heurter front à front. Toute ombre de raison avait abandonné notre pays. On se précipitait sur les routes comme un fétu suit un autre fétu dans les remous d’un fleuve débordé. Des caissons et des pièces d’artillerie, des prolonges attelées, des roulantes, des automitrailleuses étant venus s’y noyer, se débattaient en vain. Et les vagues se touchaient à perte de vue, sur des lieues et des lieues, jusqu’au fond de l’horizon plat.
    Toutes les boulangeries étaient vides depuis longtemps, toutes les pompes à essence étaient taries. Il n’y avait plus nulle part assez de maisons, de granges, d’écuries pour ce peuple entier pris d’un délire ambulatoire. Beaucoup s’étaient affalés, leurs moteurs à sec, leurs voitures télescopées, leurs vélos brisés, leurs bras et leurs jambes recrus.
    De gigantesques et sordides bivouacs apparaissaient en pleins champs, à l’entrée des villes, sur les places de foire. Les naufragés échoués là étaient livides sous leurs emplâtres de crasse et de poussière, leurs vêtements pitoyables et déjà fanés de citadins qui tournaient à la défroque de trimardeur, le poil couleur de bête malade, beaucoup tordus de dysenterie. Des femmes avaient dormi sur la terre dans des manteaux de vison. Des couturières de la rue de la Paix se torchaient dans les fossés, retroussant leurs robes de dix mille francs. Des Packard et des Rolls-Royce étaient devenues roulottes, avec des oripeaux pendus à leurs fenêtres. De grands bourgeois grattaient avec leur chauffeur quelques carottes crues dans une cuvette ébréchée. Des fillettes de treize ans, le visage de cendre, pareilles à de malheureuses petites poupées crevées et jetées au seau d’épluchures, étaient prostrées parmi le crottin et les flaques de cambouis, souillées de leurs règles jusqu’aux mollets.
    Nous voyions sous nos yeux se disloquer, s’anéantir d’heure en heure toute la civilisation, tous les organes de la terre la plus équipée, la plus regorgeante de biens du monde. L’orgueilleuse et confortable guerre des riches, des ventres pleins, des fesses douillettement voiturées, les temps des relais gastronomiques, de Paris-Soir, de Paris-Hollywood, de M me  Schiaparelli et de la Standard Oil s’achevaient ainsi en innommable sanie et en paralysie. Dans l’espace de trois jours, la France venait de sauter à reculons dix siècles et se trouvait aux portes d’une famine médiévale.
    * * *
    Nous obliquions maintenant vers Limoges. Nous grimpions, descendions les croupes feuillues du Limousin. Des détonations lointaines – canons, bombes – oubliées depuis huit jours retentissaient.
    Les agrégés me ricanaient :
    — Hein ? tu l’entends, ton armistice ?
    On me tenait pour un farceur de mauvais goût, sinon pour un suspect. Le bruit s’accréditait que le discours de Pétain était un faux disque, un piège de la cinquième colonne.
    Nous avions rejoint des files de chars, cahotants, poussifs, la plupart sans tourelle, les tôles déglinguées, un engin remorquant l’autre, calamiteux vestiges d’une division mécanique. Nous rencontrions un autre C. OR. A., des Lyonnais, qui avaient peint Guignol sur leurs « américains » innombrables et inutilisables comme les nôtres. Puis des morceaux d’un bataillon d’infanterie, conduits par un adjudant, recueillis par ce qui restait d’un parc de génie, des phalanges hétéroclites faites d’aviateurs, de chasseurs belges, de mitrailleurs, d’ambulanciers, de pionniers et de dragons.
    Aux haltes, des petites femmes exsangues, boitant dans leurs souliers déchirés, traînant des valises et une grosse vieille mère éplorée, venaient nous supplier de les prendre à notre bord pour un bout de chemin, racontaient de désolantes odyssées d’autos défuntes, d’enfants égarés, de cinquante kilomètres faits à pied, de paysans vendant vingt francs un verre de lait. Nous respections en gémissant la consigne formelle de les repousser. Mais à une lieue de là, sur des camions militaires, entre des artilleurs et des tringlots en goguette, on voyait rire aux mâles, en se faisant palper les cuisses, des filles déguisées d’un calot et d’une capote :
    Ah   ! la l’ère,
    Sérénade sans espoir   !
    Nous n’allions plus vers Limoges. Nous faisions un nouveau crochet vers le Sud, nous allions arriver en Corrèze et nous descendrions plus loin encore. La France était plus

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