Les Décombres
qu’à moitié envahie, et depuis vingt heures nous roulions encore, toujours plus bas. À chaque borne dépassée, il me semblait que nous perdions un lambeau de notre patrie pour toujours. N’arriverions-nous donc point à sortir de ce cauchemar ? Pétain avait dit qu’il fallait « tenter » d’obtenir l’armistice. Était-il trop tard, après tant de crimes, pour conjurer les derniers coups du sort ? Les Allemands refusaient-ils notre pitoyable reddition ? Ne pousseraient-ils pas leurs chars jusqu’à la complète conquête de notre territoire, jusqu’à l’engloutissement de la souveraineté et du nom français ?
Je me mettais à haïr ceux qui autour de moi ne sentaient point cette angoisse, restaient indifférents quand j’essayais de la leur dire, supputaient d’un air dégagé nos moyens de résistance.
De détours en détours, d’arrêts en embouteillages, notre camionnette avait perdu la file. Nous connaissions le lieu de rassemblement du lendemain. D’un commun accord, nous décidâmes d’aller passer la nuit un peu à l’écart de l’hallucinante retraite. Un chemin de traverse nous conduisit à Lasteyrie, un petit hameau de Corrèze, près d’Allassac. Il ne restait plus là qu’une quinzaine de braves femmes qui fondirent en pleurs à notre vue, nous ouvrirent les bras et nous firent, après le plus touchant des branle-bas, un festin de pâtés et de saucisses.
CHAPITRE XXIII -
LES ARMÉES DE LA DORDOGNE
J’étais accoudé à une table de ce petit bistrot corrézien où nous cherchions à nous faire servir un bol de café chaud. Le patron nous proposa les nouvelles de la radio. J’eus un geste instinctif pour m’écarter. Mais désormais, je n’avais plus rien à redouter. Si mes amis prisonniers avaient pu réchapper, ils seraient bientôt libres.
Le poste se mit à débiter le communiqué. Il y avait donc encore un communiqué. Les Allemands étaient à la fois à Metz, à Rennes, à Roanne, ils marchaient sur Brest et Vichy. Ils avaient pris Lyon.
« À Andance, sur le Rhône, après un très vif combat, un détachement de spahis a repoussé des unités blindées appuyées par un bataillon allemand. »
Bon Dieu ! Andance était à quinze kilomètres de Moras, mon village. Ma femme, ma mère, ma sœur se trouvaient sous la ligne de feu. Erraient-elles, elles aussi, sur les routes ? Je méprisais les chefs qui ne s’étaient pas battus. Mais je détestais ce colonel de spahis pris d’héroïsme à vingt kilomètres de Valence, et qui peut-être venait de faire couler le sang des civils. Pourquoi ces épithètes sur notre résistance opiniâtre ? À qui espérait-on encore donner le change en enjolivant des escarmouches, quand les Allemands, de l’Océan aux Alpes, accomplissaient à loisir leur promenade en tanks ? Je ne voulais plus entendre parler des militaires archi-vaincus, funestes quand ils ne se battaient pas, funestes quand ils essayaient de se battre. Assez, assez de combats, de simulacres. Que l’on nous dît quand allait s’achever cette horrible aventure, si la France moribonde avait encore un espoir de survivre. Nous ne voulions plus rien apprendre d’autre.
* * *
Nous traversions Brive-la-Gaillarde, Sarlat, bondées de troupes panachées. L’arrivée de nos colonnes augmentait visiblement, le long des trottoirs, la consternation. La guerre en Périgord : il n’était rien de plus fou, de plus impensable. Pour la première fois, des villes entières nous manifestaient une compassion que pour notre part nous escroquions bien un peu. À Sarlat, sur la chaussée, des jeunes filles nous tendaient des biscuits, du chocolat, des cigarettes. Les hommes étaient éblouis. Les plus mauvais coucheurs du Nord rayonnaient : « Ah ! tu parles ! Ah ! dis donc ! J’en suis tout retourné. Ah ! je me souviendrai de Sarlat. » Curieux peuple, étonnant nourrisson qu’un soldat. Deux bâtons de chocolat, quatre gâteaux secs, et le voilà ému aux larmes, conquis, bouillonnant d’enthousiasme. Qu’ils sont candides et dociles dès qu’un des petits gestes qu’il fallait a été fait devant eux ! Comment n’ambitionnerait-on pas de les conduire ?
Dans la soirée, après de fastidieuses circonvolutions, nous touchions enfin notre port, sur la Dordogne, à Siorac-en-Périgord, où pullulait le kaki. Les cuisiniers nous distribuaient enfin de la soupe chaude. Deux Parisiennes en fourrures, avec des bagues de diamants, vinrent mendier une
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