Les Décombres
peuple parisien croient, dur comme fer, que les appareils britanniques visaient loyalement les ateliers de chars des usines Renault, tandis que des avions allemands mêlés à leurs escadrilles écrasaient les maisons d’habitation pour fournir un beau thème à la propagande anti-anglaise. Cette fable pour nourrissons est depuis dix-huit mois lettre d’évangile dans toutes les villes des côtes bombardées chaque jour par les Anglais.
Les phénomènes d’hallucination sont quotidiens. J’ai vu un soir, il y a quelque temps, sur un trottoir de l’avenue de Neuilly, six ou sept jeunes dames, d’une honnête petite bourgeoisie, de celles qui ont leur brevet et font des secrétaires d’avocats ou de gens de lettres, qui contemplaient une pleine lune rose, à demi coupée par un nuage : « Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que c’est ? C’est sûrement un signal des Anglais. »
L’an dernier, lorsque l’Allemagne dut corriger les Serbes lancés dans la guerre par quelques canailles couvertes de livres sterling et qui se sont esbignées après avoir fait envahir leur pays, j’ai entendu de mes oreilles des messieurs de cinquante ans, à rosettes, archi-respectables, valant à vue d’œil quatre cent mille francs par an, de ceux qui lisaient Le Temps avant la guerre, s’écrier : « C’est la fin. Avant six semaines, nous aurons repris les armes. »
Une famille d’honnêtes bourgeois catholiques attendait un train l’été dernier sur le quai d’une gare, près de moi. Les enfants parlaient de la guerre, et le fils, un gaillard de seize à dix-sept ans, proclamait : « Les Russes vont fabriquer cinquante mille avions, et ces sales Boches seront tous foutus. » Monsieur son père ne lui flanquait pas son pied aux fesses. Il opinait gravement du menton.
Depuis ces deux dernières années, les écrivains, les journalistes français qui possèdent toujours leurs facultés ont dû s’atteler à la plus ingrate des besognes. Ils semblent plaider constamment pour l’Allemagne, et tous ceux qui ont quelque pudeur sentent combien cela est désobligeant pour eux, aussi longtemps que des oriflammes à croix gammée flotteront sur la Concorde. Mais ce n’est point leur faute si toutes les pensées, tous les propos des Français tournent autour des Allemands, et si ces pensées, ces propos sont d’une idiotie telle que l’on ne peut laisser ses compatriotes barboter dans cette sanie sans leur tendre, au moins par acquit de conscience, des perches.
Il est naturel, il est bon qu’une armée occupante soit supportée impatiemment par l’occupé. L’installation chez l’étranger fusil sur l’épaule, avec canons, chars et bagages, sera toujours un moyen douteux de rapprochement entre les peuples. Je le sais d’autant mieux que j’ai été moi-même « occupant » de l’Allemagne. Mais autour de l’occupation allemande se cristallisent presque tous les symptômes d’une maladie de l’esprit français.
J’en reviens encore à ma surprise toujours neuve devant cette incapacité quasi-unanime aux opérations mentales les plus rudimentaires.
Il existe des bibliothèques immenses, en toutes langues, sur le servage communiste, sur sa destruction méthodique du christianisme, des millions de témoignages oraux et oculaires, ceux tout frais des Roumains, des Polonais, des Baltes, des Finlandais qui viennent de passer sous son joug. La bourgeoisie a vécu pendant vingt ans dans la terreur de ces images. Mais voilà que tout est effacé de sa mémoire, comme de la craie sur une ardoise, parce que quelques clergymen anglais se portent garants du repentir soviétique, et que cette hypothèse caresse les dadas de chacun.
Il se trouve des dizaines de millions de Français qui ne sont pas capables de réunir dans leur caboche ces idées si simples : « Les Anglais nous emmènent en barque depuis deux ans et demi avec le même boniment qui est chaque fois contredit. Les Allemands devaient être pilés en Pologne, en Belgique, en France, en Yougoslavie, en Ukraine, en Crimée. Ils tiennent solidement tous ces pays où on devait les enterrer jusqu’au dernier. Même histoire pour les Japonais qui ne prendraient jamais Hong-Kong, Singapour, Java, la Birmanie, et qui s’en sont emparés en deux temps et trois mouvements. Je suis donc fondé à prêter de moins en moins de crédit aux nouvelles anglo-saxonnes, et de plus en plus aux nouvelles allemandes. » Non, les Allemands et les Japonais mentent,
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