Les disparus
Frydka.
Elle était toujours l'une des premières à descendre du
train, tous les jours, et elle portait son cartable comme ça, a-t-il dit.
Mais Frydka doit attendre. Pour l'instant, je veux apprendre
des choses sur Ruchele, cette fille qui, même si elle était placide, avait tout
de même de l'esprit, savait avec quel genre de garçon elle voulait sortir : un
type débordant d'énergie, peut-être, comme son père.
Et vous êtes sorti avec elle combien de temps ? ai-je
demandé à Jack.
Un an et demi, deux ans, a-t-il répondu.
Vous vous souvenez de quoi concernant ses parents ? ai-je
demandé. Vous les voyiez souvent ? Jack a pris un air amusé.
Bien sûr ! Souvenez-vous, on connaissait tout le
monde. C'était un petit shtetl. Je connaissais les parents, je
connaissais les sœurs. Mais je ne leur parlais pas, je ne bavardais pas avec
eux... Tout le monde avait un surnom.
La veille, il m'avait parlé des surnoms des villes ;
aujourd'hui, il me parlait des surnoms des habitants.
Jack s'est écrié, Le krol ! J'avais une tante,
la sœur de ma mère, elle appelait Shmiel Jäger le krol – le roi. Je
crois qu'il devait beaucoup lui plaire.
Il était difficile pour moi de penser que Shmiel avait
inspiré aux gens d'autres émotions que du chagrin.
Elle parlait de lui, a poursuivi Jack en souriant. Le roi
ceci, le roi cela. Le krol. Ce devait être... hé bien, son allure : il
était le chef du cartel des bouchers, vous savez qu'il y avait un cartel des
bouchers, et qu'il en était le patron. C'était de la viande cascher, bien sûr,
et chaque foyer juif qui pouvait se le permettre en achetait.
Je me suis dit combien mon grand-père aurait été heureux
d'entendre ce garçon de Bolechow parler ainsi de Shmiel.
Vous comprenez, m'a dit Jack, mon père gagnait très bien sa
vie, mais il n'aurait jamais rêvé d'une voiture, ou même d'un cheval et d'une
carriole. Mais Shmiel Jäger... A Bolechow, il n'y avait que deux voitures, et
l'une d'elles appartenait à Shmiel Jäger.
Mais je ne voulais pas parler de Shmiel, pas encore. Il
fallait que je finisse, tout d'abord, avec Ruchele. J'ai sorti la photo d'elle
qui avait appartenu à ma tante Sylvia, une photo que j'avais postée à Jack bien
avant de le rencontrer, après notre conversation téléphonique. Une photo de son
passé, pas du mien, que je lui avais envoyée sans jamais réfléchir à l'impact
qu'elle pourrait avoir sur lui.
Il l'a prise tendrement et il a souri.
Oui, vous me l'avez envoyée. Elle était comme ça, c'était
une belle fille. Vous voyez bien le sourire. Le beau sourire. Elle était comme
ça en 39. Elle avait ce magnifique manteau de fourrure – pas tout le
manteau, juste le col.
Inconsciemment, il a caressé le revers de sa veste.
Quand l'avez-vous vue pour la dernière fois ? avons-nous
demandé.
La dernière fois que je l'ai vue, c'était le jour de Yom
Kippour en 1941, Nous avons prié à l'extérieur du shtiebl.
Shtiebl était un mot que je n'avais pas entendu
depuis des années : une petite shul, une petite maison de prière,
normalement dans une cave, dans une partie d'une structure plus grande.
Peut-être avec dédain, mon grand-père avait l'habitude d'appeler la synagogue
loubavitch dans laquelle il se rendait à la fin de sa vie un shtiebl, ce
petit endroit de Eighth Street à Miami Beach, où il se rendait non parce qu'il
aimait les Hasidim, au contraire, mais parce que c'était la seule shul où
il pouvait aller à pied de son immeuble, 1'immeuble où il allait se suicider.
Nous étions en train de prier à l'extérieur du shtiebl, disait
Jack, et 1'arrière du shtiebl était mitoyen du jardin d'une de ses
amies, Yetta. Yetta Durst. Et c'est là que j'ai vu Ruchele.
J'ai pensé, pas pour la première fois, Chaque nom qu'il
mentionne en passant était une personne, quelqu'un, une vie. Peut-être que
Yetta Durst avait eu un cousin, un oncle à New York. Peut-être qu'il était
possible que l'enfant ou le petit-enfant de cette personne, un homme ou une
femme de quarante ans environ, se mette en quête de cette Yetta Durst disparue,
quête qui le conduirait éventuellement en Australie, où il pourrait parler à
Jack Greene...
Yetta Durst, répétait Jack qui se remémorait. Alors qu'il
prononçait le nom une nouvelle fois, j'ai détecté une minuscule bouffée de
satisfaction : il était content de s'être souvenu de son nom.
Et c'est donc là que j'ai vu Ruchele, et je me souviens que
j'étais en train de
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