Les disparus
d'elle-même. C'était une Jäger après tour.
J'ai demandé à Jack si Ruchele était une bonne élève.
Jack a souri tristement et dit, « Ça, je ne sais pas.
Mais je suppose que Frydka était la plus intelligente parce qu'elle était allée
au lycée et les autres pas. Peut-être que les parents ont décidé que seule
Frydka irait au lycée et pas elle. Peut-être que Ruchele était une bonne élève,
mais Shmiel n'avait plus les moyens de l'envoyer au lycée à l'époque.
Il s'est tu. Les frais de scolarité étaient élevés, a-t-il
fini par dire, comme pour excuser Shmiel de ne pas avoir envoyé Ruchele au
lycée. Plus le transport, plus les livres, plus les uniformes...
Les uniformes, je les avais vus à présent. Parmi les photos
que Meg avait sorties du sac en plastique, la veille, il y en avait une
ancienne – elle datait de 1936, les filles devaient avoir quatorze ans
– de Meg, Frydka et Pepci Diamant, debout devant une clôture au cours
d'une journée d'hiver. Toutes les trois portant de gros manteaux d'hiver,
sombres, croisés, ceinturés, à col de fourrure ; aux pieds, des bottes courtes,
et sur la tête, le béret de l'école. Elles ont des visages doux et juvéniles ;
Frydka commence à perdre ses joues de petite fille. Son visage me fait l'effet
d'être plus âgé sur cette photo que sur une autre que Meg m'a montrée, un
instantané qui appartenait à Pepci ( qui a péri, a dit une seconde fois
Meg en me montrant la photo, alors que son album de photos a survécu), ou
Frydka est couchée sur le ventre, avec le bras droit plié devant elle ; elle a
le menton posé sur le dos de sa main droite, pendant qu'elle maintient ouvert
de la main gauche (curieuse coïncidence) un album de photos. Elle regarde,
assez délibérément, sur la droite, les yeux vers le haut. Il y a quelque chose
de très posé dans la photo, de très actrice. C'est encore une jeune fille, mais
elle pose déjà. Sur cette photo, ses joues sont encore rondes, tandis que sur
les autres photos apportées par Meg – l'instantané de Frydka, daté de
1940, où elle porte un mouchoir style babouchka et regarde, avec un air pensif,
vers vous hors champ, l'œil sombre et calme ; les photos de groupe sur
lesquelles Meg, Frydka et leur amie qui a péri, Pepci Diamant, font du ski,
nagent, prennent la pose –, sur ces photos, Frydka est déjà une jeune
femme à l'allure éblouissante : grande, brune, fine, avec un air amusé dans le
regard.
Donc, Ruchele n'est pas allée au lycée à Stryj, disait Jack.
A l'époque, elle était en troisième au collège, et puis elle a commencé à
apprendre le métier de couturière.
Je ne l'ai pas signalé à Jack à ce moment-là, mais j'avais
déjà appris tout ça dans des lettres de Shmiel, comme celle où il écrivait, par
exemple :
Je suis très isolé ici et la chère Ester a des frères et
sœurs indignes de confiance, je ne veux rien avoir à faire avec eux, imaginez
qu'ils ne voulaient même pas aider Lorka à apprendre le métier de photographe.
Non que j'aie à vous dire, mes très chers, ce que même
les étrangers disent, à savoir que j'ai les filles les meilleures et les plus
distinguées de Bolechow ; quel bien cela me vaut ? Frydka chérie vient de
terminer le lycée, ça m'a coûté une fortune et où est-on censé trouver un
travail pour elle ? Ruchaly chérie a fini la troisième avec le tableau
d'honneur, j'ai dépensé 25 dollars pour elle et maintenant elle apprend le
métier de couturière depuis un an...
Frydka avait l'habitude d'aller en train à Stryj, disait
Jack. Et c'était une fille grande, je m'en souviens, vous savez, les filles...
Il a levé la main et dit, Attendez, je vais apporter un sac.
Pendant que je le regardais, un peu perplexe, il est sorti
rapidement de la salle de séjour et il est revenu, quelques secondes plus tard,
avec une vieille serviette défraîchie, pour pouvoir faire une imitation
convaincante de Frydka, disparue depuis longtemps, descendant rapidement du
train, son cartable à la main.
Vous comprenez, a-t-il continué, tout le monde portait son
cartable comme ça – il a fait quelques pas, en portant le cartable très
bas sur le côté, comme s'il avait été très lourd – parce qu'il était
rempli de livres. Mais Frydka était grande, c'était une fille énergique et
elle marchait comme ça.
Balançant la serviette contre sa poitrine et la serrant avec
un bras, il a avancé d'un pas déterminé pour imiter
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