Les disparus
vous viendraient à l'esprit seraient les
images et les sons que vous avez absorbés en voyant des films ou en regardant
la télévision, c'est-à-dire des images et des sons produits par des gens qui
ont été payés pour restituer, au mieux de leur capacité – fondée
sur ce qu'ils ont lu, vu et visité, extrapolé à partir des expériences qu'ils
ont pu faire –, ce à quoi de tels événements ont pu ressembler, par
l'image et par le son, même si cela aussi n'est en fin de compte qu'une
approximation.
Il y a donc aussi le problème des autres sens. Vous pourriez
dire, bon, ces détails ne sont pas les choses importantes. Il est vrai que nous
connaissons un certain nombre de choses qui se sont passées, et c'est ce qu'il
est important de savoir et de se rappeler. Mais une partie de ce que je vise,
depuis que j'ai commencé à rechercher ce qu'il était possible de savoir sur mes
parents disparus, a été d'essayer d'apprendre les moindres détails les
concernant susceptibles d'être connus, ce à quoi ils ressemblaient, ce
qu'avaient été leur personnalité et, oui, comment ils étaient morts, s'il y
avait encore quelqu'un pour me l'apprendre. Et pourtant, plus je parlais aux
gens, plus je devenais conscient du fait que tant de choses ne peuvent tout
simplement pas être sues, en partie parce que la chose – la couleur de sa
robe, l'itinéraire qu'elle a suivi – n'a jamais été observée par personne
et reste, par conséquent, impossible à connaître aujourd'hui, et en partie
parce que la mémoire elle-même de ces choses qui ont été observées peut jouer
des tours, peut éliminer ce qui est trop douloureux ou suivre les contours
d'une forme qui nous plaît.
Je pense qu'il est important d'en être conscient au moment
même où nous essayons d'envisager ce qui est arrivé à Ruchele et aux
autres, ce dont nous sommes incapables en réalité.
Que pourrait-il s'être passé, ce jour-là ? Même si
l'atmosphère était tendue et inquiétante en octobre 1941, il n'y avait eu
aucune tuerie de masse organisée jusque-là. Ruchele avait (peut-être) projeté,
ce mardi-là, de retrouver quelques-unes de ses amies. Elle quitte la maison à
un seul étage, fraîchement peinte en blanc, en promettant peut-être à Ester, sa
mère, une femme ronde et sympathique, qu'elle n'en a pas pour longtemps. Elle
descend Dlugosa en direction du Rynek. Peut-être qu'elle aperçoit ses amies et
leur fait signe de la main, marche dans leur direction. Et puis, soudain, les
Ukrainiens, les Allemands, les chiens qui aboient, des officiers étranges qui
crient de marcher dans cette direction, avec tous les autres, de les suivre par
ici. Les trois camarades de classe sont effrayées, mais du moins sont-elles
ensemble. A présent, elles marchent au milieu d'une foule en direction du Dom
Katolicki, où elles avaient l'habitude d'aller au cinéma avec leurs petits
amis.
Et toutefois, l'imagination cale de nouveau, parce qu'il est
vain de prétendre que je puisse imaginer la souffrance de Ruchele Jäger pendant
la journée et demi suivante. Même si j'avais une idée de ce qui s'était passé
pendant ces trente-six heures, il m'est absolument impossible de reconstruire
ce par quoi elle est passée. D'une part, personne parmi les survivants ne l'a
vue (des décennies plus tard, ma mère avait entendu que les filles avaient été
violées et tuées par les nazis. Ruchele avait-elle été violée dans le Dom
Katolicki ? Impossible de le savoir aujourd'hui). D'autre part, il reste trop
peu de choses concernant sa personnalité pour savoir, même pour commencer à
imaginer, ce qu'a pu être son état d'esprit, ne serait-ce qu'une seconde,
pendant ces heures.
Et pourtant. Même si je suppose que Ruchele n'a pas été
battue, violée ou tuée pendant les trente-six heures qu'elle et mille autres
personnes ont passé dans le Dom Katolicki, il est certainement possible de se
faire une vague idée de ce que peut ressentir une jeune fille de seize ans,
sans doute très couvée à cette époque-là, qui est le témoin du meurtre, de la
torture, du viol de gens autour d'elle. Voyant, par exemple – un incident
que Jack nous a raconté quand nous étions seuls avec lui –, le rabbin que
vous avez connu depuis votre enfance se faire crever les yeux, entailler la
poitrine d'une croix, avant d'être obligé à danser nu avec une jeune femme
terrifiée...
Comment savons-nous ce
qui s'est passé là ?
Olga nous a raconté ce qu'elle
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