Les disparus
s'excuser). Cette modestie, ai-je supposé, était ce qui l'empêchait de
s'étendre sur ses rapports avec Ruchele devant le groupe, et je me suis donc
arrangé pour le voir seul, chez lui, le lendemain après-midi. L'appartement
était silencieux – Sarah était sortie, après nous avoir préparé du café et
du gâteau – et la conversation a été facile.
Ses souvenirs de Ruchele, m'a-t-il dit, remontaient à
l'époque ou tous deux avaient à peine quatorze ans, quand il la voyait, lesoir,
aux réunions de l'organisation sioniste, Hanoar HaZioni. Elles avaient lieu
tous les soirs m'a-t-il dit. C'était organisé par groupes d'âges, j'étais donc
dans un groupe de garçons de mon âge et elle était dans un groupe de filles de
son âge.
Il prononçait le f de filles comme un v. Pendant
les années 1930, les réunions du Hanoar étaient le lieu essentiel pour les
rencontres des adolescents juifs, apparemment. Jack a poursuivi. En Europe, le
repas principal, c'était le déjeuner. Le soir, on mangeait des sandwichs et,
après ça, on allait à la réunion du Hanoar. Je dirais que, en hiver, la réunion
se déroulait de cinq heures et demie à dix heures du soir, et de huit heures,
ou sept heures et demie à dix heures, l'été. Tous les soirs. Et le samedi,
c'était de l'heure du déjeuner jusqu'à la nuit. Écoutez, j'allais en train à
l'école tous les jours, au collège de Stryj, j'avais des devoirs à faire, les
journées étaient denses. Mais le club du Hanoar, c'était le moment agréable. On
jouait ensemble, on dansait ensemble, les horas, les conférences, et
tout le reste. J'avais dû faire la connaissance des filles Jäger auparavant,
mais je me souviens d'elles à partir de ce moment-là. Matt a demandé, A quoi
ressemblait-elle ?
Jack a souri et, au bout d'un instant, a dit, Elle était
blonde et j'aime les blondes. C'était une belle fille, elle avait les cheveux
longs, vous savez, comment on appelle ça...
(il a mis sa main sur sa nuque et a tricoté avec ses doigts)
... elle avait des tresses. Elle avait, je crois, les yeux
verts, et sur l'un d'eux (il a placé son pouce et son index en opposition
devant son œil et a cligné les paupières), elle avait un quartier brun.
Ecoutez, a-t-il fini par dire, elle était ma poupée, comme
on dit, mon amour, et j'étais complètement épris.
Comment s'étaient-ils rencontrés, voulions-nous savoir.
Jack nous a raconté une histoire drôle.
Je n'étais pas le premier garçon, a-t-il expliqué. Il y
avait un type qui avait un an de plus que moi, il allait à l'école à Stryj, lui
aussi, et il sortait avec elle. Munzio Artman. C'était un garçon très religieux
et il n'allait pas à l'école à Stryj, le samedi – il y allait le vendredi
et y restait le week-end, ce qui fait qu'il ne rentrait pas le samedi. Il
m'avait donc dit : « Écoute, occupe-toi d'elle, le samedi. » Ce que
j'ai fait ! Ça s'est refroidi entre eux et je me suis retrouvé avec elle.
J'avais quatorze ans, treize peut-être, et elle avait le même âge.
Alors qu'est-ce qu'on faisait à Bolechow à la fin des années
1930 quand on sortait avec une fille ? avons-nous demandé.
On se retrouvait au Hanoar surtout, et quand les garçons
n'étaient pas séparés des filles, on faisait tout ensemble. On avait des
conversations, des débats. Inutile de vous dire qu'elle était plus mure que
moi. Je m'en suis rendu compte plus tard. Vous comprenez, je n'aimais pas
l'école. Les études, je n'étais pas doué sur les études !
Il a ricané avec un bon sens de l'autodérision. Lorsqu'il a
dit sur les études, j'ai souri. Des années après cette conversation, le
fils de Mme Begley m'a dit que le plus dur dans l'apprentissage de l'anglais,
c'étaient les prépositions.
Je me souviens, a continué Jack, qu'à la fin de l'année,
j'ai reçu mon bulletin scolaire. Ruchele était dans le train avec moi, ou
peut-être était-ce à l'école, et elle voulait voir mes résultats. Et je ne peux
vous dire à quel point elle a été déçue quand elle les a vus ! Et je crois
même que ça a fini par la refroidir un peu...
Matt jubilait.
Elle voulait un docteur ! a-t-il plaisanté.
Je jubilais pour une autre raison. J'adorais le plus mûre
que moi. Ça donnait à cette fille, dont il n'existe plus qu'une seule
photo, une certaine présence. Je me suis dit, elle avait donc des idées bien
arrêtées sur ce que devait être son petit ami ; elle se faisait peut-être une
très haute idée
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