Les disparus
problème, la tête légèrement basculée
sur le côté, oublieuse du fait que cinq centimètres de cendres sont sur le
point de tomber sur ses genoux ; l'autre main, alourdie par les bagues, jouait
avec les morceaux de métal et d'émail des bijoux artisanaux qu'elle
aime –, votre problème, avait-elle répété, c'est que vous envisagez la
complexité comme le problème et non comme la solution.
C'est seulement après être allé étudier avec elle que j'ai
appris qu'elle avait, elle aussi, un intérêt profond pour le destin des Juifs
pendant la Seconde Guerre mondiale. Évidemment, son intérêt était plus élevé,
plus étendu, à la fois plus abstrait et plus pénétrant, que le mien.
Petite-fille de deux rabbins, eux-mêmes produits de la haute culture
intellectuelle de Vilnius (« la Jérusalem du Nord », comme on l'a
appelée, même si je suis allé là-bas et que je peux vous dire qu'il en reste
très peu), et fille de sérieux Juifs partisans de la reconstruction, elle,
contrairement à moi, avait reçu une éducation juive rigoureuse : elle lisait et
parlait l'hébreu couramment, connaissait la religion, la loi et la littérature
juives et hébraïques, comme je ne m'étais jamais soucié de le faire jusqu'à
aujourd'hui. En tant que personne profondément juive et, d'une certaine façon,
en tant que personne qui a consacré sa vie professionnelle à la tragédie
grecque, comment ne pouvait-elle pas, en fin de compte, devenir obsédée par
l'Holocauste ?
Alors que c'était pour moi, comme nous le savons, une
affaire de famille, quelque chose de bien plus petit. Je voulais savoir ce qui
était arrivé à Oncle Shmiel et aux autres ; elle voulait savoir ce qui était
arrivé à tout le monde. Et pas seulement ça. Même aujourd'hui, longtemps après
qu'elle m'a signalé pour la première fois des volumes entiers de travaux sur
les expérimentations médicales des nazis et des films documentaires sur les
résistants de Vilnius, et des douzaines, des centaines d'autres documents,
films et livres, toutes choses que je n'ai tout simplement pas le temps
d'absorber et qui me laissent sidéré, encore aujourd'hui, devant l'énorme
énergie mentale qui lui permet de lire, de voir et de digérer tout ça ; des
années après ces commencements, elle est toujours affamée d'informations qui
lui permettront de formuler des réponses à des questions toujours plus vastes :
comment cela s'est passé et, question pour laquelle il ne peut y avoir une réponse
saisissable par une personne, pourquoi cela s'est passé.
En tout cas, voilà pourquoi, des années après que j'ai cessé
d'être son étudiant, au sens formel, des années après qu'elle m'a aidé à
terminer ma thèse sur la tragédie grecque, j'ai encore à apprendre d'elle, à
être poussé pour voir que le problème était la solution.
Et donc Froma, elle aussi, a pris part à la quête des
disparus et, au cours de l'été 2003, nous voyagions ensemble. Nous nous étions
retrouvés à Prague, où elle terminait une visite des sites liés à l'Holocauste.
Qu'avons-nous vu à Prague ? Nous avons vu Josefov, l'ancien quartier juif, avec
ses minuscules synagogues, presque souterraines, avec leurs murs frais qui
suintaient dans la chaleur de l'été, la rue sinueuse remplie de touristes
blonds consultant consciencieusement leurs guides et achetant frénétiquement
des cartes postales ( la synagogue
pinchus dans le quartier juif de prague ) ; nous avons vu l'opulente
décoration intérieure, d'inspiration islamique, de la synagogue espagnole
peinte en jaune et blanc, construite en 1868 sur le site de ce qui avait été la
plus ancienne shul de Prague, et à présent restaurée pour les regards
admiratifs destouristes dans tout son éclat polychrome et débridé ;
nous avons vu, dans l'Ancien Cimetière juif, la tombe richement sculptée et
ornementée du rabbin Judah ben Loew Bezabel, mort à l'âge de
quatre-vingt-quatre ans en 1609 et censé avoir créé le Golem avec la boue de la
rivière Vltava pour contrer les attaques antisémites à la cour de l'empereur
des Habsbourg, Rudolf II. Curieuse coïncidence, le Golem s'appelait Yossel
– « Joey » en yiddish –, le même surnom qui serait
attribué, trois siècles plus tard, par les Juifs de villes comme Bolechow au
descendant de Rudolf, François-Joseph I er , en reconnaissance
affectueuse pour son attitude bienveillante à l'égard des Juifs. Au moment où
l'on sort de ce cimetière, on
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