Les disparus
avaient achetée. Elle
est tellement belle ! Alors qu'elle disait ces mots, il m'avait semblé
étrange et excitant à la fois que ces parents lointains aient en leur
possession des photos de ma famille.
Et il y avait la plus célèbre de toutes les histoires, celle
où ma mère tentait d'expliquer à un groupe de cousins éloignés ce qu'était le
cholestérol dans la seule langue commune que tous parlaient (plus ou moins), le
yiddish. Ma mère aime encore raconter cette histoire et même à présent je ne
peux pas m'empêcher de sourire en l'entendant la répéter, comme elle l'a fait
l'autre jour :
Et donc j'ai dit, Es iss azoy, di cholesterol iss di
schmutz, und dass cholesterol luz di blit nisht arayngeyhen !
Et alors les cousins m'ont
regardé tout à coup et ils ont dit, Ahhhh, DUSS iss di cholesterol !
Et cependant, même si j'aime cette histoire, ce qui m'a
intéressé la dernière fois qu'elle l'a racontée, c'est un détail qu'elle
n'avait jamais mentionné auparavant ou bien que j'avais laissé échapper parce
que ça ne m'intéressait pas : le fait que les cousins pour qui elle s'était
efforcée de décrire la dernière obsession des Américains en matière de santé
étaient des « Jäger d'Allemagne ». Qui étaient-ils exactement ? J'ai
demandé à ma mère à l'occasion de cette réminiscence du voyage en Israël. Je
pensais savoir : mon grand-père, des années auparavant, m'avait dit qu'un des
frères de son père s'était installé en Allemagne, un autre en Angleterre, mais
qu'il ne savait rien de plus. Et maintenant, il semblait qu'il y ait eu en
Israël, en 1973, des cousins Jäger d'Allemagne.
Qui étaient-ils ? ai-je répété. Mais, trente ans après, ma
mère était incapable de s'en souvenir.
Cette apparition énigmatique mais frustrante de ces Jäger
disparus me remet en mémoire la raison pour laquelle, pendant si longtemps, je
n'ai jamais voulu aller en Israël. Quand j'étais petit, aux pieds de mon
grand-père, à écouter ses histoires, et plus tard quand je les écrivais et que
je notais des informations sur des fiches et (plus tard encore) sur des
fichiers informatiques, il me semblait que ce que signifiait notre famille, là
où résidait sa valeur, était inséparable de sa longue histoire en Europe, une
histoire que mon grand-père s'était tellement efforcé, je m'en rends compte
aujourd'hui, de me transmettre grâce aux nombreuses histoires qu'il m'avait
racontées. Bien sûr, je savais abstraitement, intellectuellement, ce qu'Israël
était censé signifier, historiquement, religieusement, politiquement, à la fois
pour les Juifs en général et, naturellement, pour ma famille ( Il est
parti juste à temps!). Et je savais, de surcroît – moi qui, même
enfant, m'intéressais à la Grèce et la Rome antiques, passais mon temps libre à
construire des maquettes de temples antiques –, qu'Israël, le pays même,
s'enorgueillissait d'une histoire qui, comme celle de la Grèce ou de Rome,
remontait à des milliers d'années, et s'enorgueillissait aussi de ruines
antiques qui provenaient de partout. Mais y aller ne m'intéressait toujours
pas, comme si la nouveauté de la présence de mes parents là-bas était une
considération qui pesait plus que l'antiquité de l'histoire de l'endroit
– une histoire dans laquelle ma famille n'avait pris aucune part jusqu'à
ces trente dernières années, alors que son histoire en Europe, en
Autriche-Hongrie, en Pologne, à Bolechow, remontait, je le savais, à l'époque
lointaine où les Jäger étaient arrivés à Bolechow, ce qui correspondait, je le
savais aussi, à l'époque où les premiers Juifs étaient arrivés, il y a des
siècles. Je n'avais pas plus d'intérêt à rendre visite à mes parents israéliens
que quelqu'un qui s'intéresserait à la guerre de Sécession aurait à rendre visite
à ma famille dans la maison sur deux niveaux de Long Island.
Et c'était donc parce que mon grand-père m'avait séduit avec
ses histoires alléchantes qui portaient toujours sur un passé lointain, à une
époque où j'étais encore assez jeune pour croire tout ce qu'il me racontait,
que je n'avais aucun intérêt pour Israël, ce pays tout neuf. En effet, c'est à
cause de mon grand-père, je le vois maintenant, que j'allais passer une si
grande partie de ma vie à faire des recherches sur le passé lointain, pas seulement
sur la vieille histoire de sa famille, la même famille qui avait vécu dans
la même maison
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