Les disparus
Shmiel Jäger et sa femme, c'était une jolie femme. Avec
de jolies jambes !
Avec de cholies chambes.
Malcia a posé sa main gauche sur son cœur et ensuite elle a
fait un geste de connaisseur, un peu comme un maître d'hôtel décrivant une
spécialité particulièrement savoureuse de la maison.
Oh ! Elle avait de ces jambes – je n'ai jamais
revu des jambes pareilles !
J'ai souri, et Shlomo aussi.
Et deux jolies filles, a-t-elle poursuivi. Lorka aussi avait
de jolies jambes !
Elle aussi ? a dit Shlomo, amusé. Oui. Malcia a hoché la
tête.
J'étais plus intéressé par un autre détail. Deux jolies
filles. Chacun, semblait-il, avait un souvenir différent du nombre
d'enfants qu'avaient eu Shmiel et Ester.
Vous n'avez connu que deux des filles seulement ? ai-je
demandé.
Deux seulement ? Quand nous parlions, Malcia écoutait
patiemment et silencieusement, comme une étudiante attentive, avec une
expression grave sur son visage long et alerte ; mais, souvent, dès que je
finissais de parler, son visage exprimait une forte réaction. A présent, il
affichait une incrédulité exagérée.
Elles étaient quatre, ai-je dit.
Malcia me regardait. Quatre ? ! Il avait quatre
enfants ? Je les ai nommées toutes les quatre. Lorka. Frydka. Ruchele. Bronia.
Quatre filles ? a-t-elle répété. Je lui ai alors montré la
photo de Shmiel, Ester et Bronia, mais elle s'est contentée de dire, Ja, Shmiel
Jäger.
Elle a posé la photo sur la table et dit simplement, Ai,
Gott.
Je sais seulement que l'aînée était Lorka, a-t-elle repris
au bout d'un moment, et que la plus jeune était Frydka. Et nous étions souvent
en contact. Avec Lorka... bien sûr. C'était une jolie fille. Et Frydka,
elle était un peu plus haute que Lorka.
Elle a levé la main et j'ai compris qu'elle voulait dire plus
grande. Je l'ai laissé parler. Pour moi, tout cela était bien plus que
charmant : peu importait tout ce que nous avions appris jusqu'à présent, chaque
fragment, chaque détail était précieux. Ester avait de jolies jambes. Frydka
était plus grande que Lorka. Nous ne le savions pas auparavant. A présent, cela
faisait partie de leur histoire. Frydka était une très grande fille, plus
grande que sa sœur aînée, allais-je pouvoir dire à ma famille quand je
rentrerais...
Puis elle a dit, Elle était solide, Frydka. Une battante,
une battante.
C'est reparti, me suis-je dit. On finit toujours par parler
de Frydka. Une battante ? ai-je dit. Qu'est-ce que vous entendez par là?
Malcia a bu une gorgée de vin. Ja. Elle était robuste !
Elle a prononcé ro-BOUSTE ! Et en le disant, elle a
levé les poings comme un boxeur.
Robuste, ai-je répété. Bon, me suis-je dit, elle était une
battante.
Mais Lorka, a continué Malcia, insoucieuse de mes
préoccupations, était jolie. Et elle avait une paire de jambes... !
Sa voix s'est éteinte et elle a levé les yeux au ciel, comme
si elle prenait Dieu à témoin.
Je lui ai montré la photo de la famille entière en 1934, la
photo sur laquelle ils sont en deuil de mon arrière-grand-mère Taube. Ça
veut dire colombe. Malcia a brusquement levé la tête et m'a regardé, le
visage rayonnant parce qu'elle se souvenait de quelque chose.
Shmiel Jäger était hiresh ! Comme je m'attendais
à ce qu'elle parle yiddish ou allemand lorsqu'elle ne trouverait pas le mot
anglais, j'ai été un peu troublé, jusqu'à ce que je me rende compte qu'elle
venait de parler en hébreu. En prononçant ce mot, hiresh, elle avait
pointé le doigt sur son oreille pour m'aider, tout comme le faisait ma mère
quand elle était au téléphone avec mon grand-père et parlait yiddish
– c'est comme ça que j'ai appris l'essentiel du yiddish que je connais.
Toyb, a dit Shlomo. Sourd !
Je sais, ai-je dit.
Il faut lui parler très fort, a continué Malcia. Sans doute
la vivacité du souvenir l'avait fait repasser au présent. Et il était grand,
ai-je suggéré.
Oui, il était grand – un homme très gentil. Et... il
aimait sa femme ! Malcia a de nouveau pris le visage de quelqu'un qui
prend Dieu à témoin. Ho, ho, ho ! s'est-elle exclamée. Il l'aimait tellement.
Je n'ai rien dit. Il est possible, après tout, de se référer
à sa femme en disant die liebe Ester, « Ester chérie », par
pure habitude ou obligation. Mais maintenant nous savions. Il aimait
sa femme ! Si les amies de leurs enfants le savaient, me suis-je dit,
ils devaient être assez démonstratifs, Shmiel et Ester, ce
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